Time is out of joint


création collective

mise en scène

Sarah Cohen






© Jean-Louis Fernandez



Présenté au Théâtre National de Strasbourg du 21 au 25 juin 2024

                                    



“Nous continuerons à puer“



Jacques Derrida, dont la philosophie de la spectralité innerve Time is out of joint, écrivait que le “chef d’œuvre toujours se meut à la manière d’un fantôme“.

Si Hamlet relève du chef d’œuvre, c’est parce que la pièce ne cesse de hanter dynamiquement les imaginaires et à plus forte raison parce qu’elle s’est souvent comportée dans l’histoire du théâtre comme un spectre. Derrida voyait en effet le spectre comme une instance éternellement agissante qui préserve, envers et contre les tentatives de neutralisation et d’assagissement dans lesquelles il se trouve souvent piégé, une qualité de révolte et de menace, une capacité à inspirer d’infinis bouleversements. Spectre de son intrigue à sa destinée artistique, la pièce de Shakespeare semble en effet plus inspirante et plus susceptible de dérèglements que jamais. Les nombreuses tentatives dramaturgiques qui l’ont choisie comme matériau central cette année – citons celles de jeunes créatrices comme Clémence Coullon, Mathilde Waeber ou encore Anaëlle Queuille – montrent bien qu’Hamlet est loin d’être une œuvre que l’on se contente de relire. C’est un mythe qui, intarissablement, pousse à agir. À agir sur lui : ces gestes contemporains ont quelque chose du retour critique, essentiellement sur l’impensé patriarcal du drame. Et en même temps avec lui : ces expérimentations ne tranchent pas entre déboulonnage et hommage, cherchant tout autant à célébrer, à revitaliser le regard décillant et le verbe fissurant du célèbre héros mélancolique. Aussi la scène contemporaine voit-elle en Hamlet une puissance d’action, un protocole de révolte aux abîmes irrefermés. C’est ainsi que le chef d’œuvre s’extrait de sa légende littéraire pour essayer de dynamiter – encore et toujours – le contemporain.

En plein dans ce mouvement hamlétien qui agite le jeune paysage créatif, le spectacle de Sarah Cohen – présenté éphémèrement au TNS en juin dernier – fait partie des rares opérations sur le répertoire qui évitent le rapport frontal avec l’œuvre originelle. En prise avec la conception éternaliste de l’histoire que développe Derrida, pour qui le présent ne doit pas observer rationnellement le passé mais se frotter improprement à lui, Time is out of joint ne semble pas nous faire revoir le chef d’œuvre depuis un temps préservé, dans un après coup analytique et critique qui ferait lui-même d’Hamlet un spectre maîtrisé, domestiqué en objet d’étude. En d’autres termes, Time is out of joint nous incite moins à regarder et à réappréhender Hamlet qu’il nous invite à voir encore au travers des yeux terribles du drame. Yeux shakespeariens auxquels se greffent ici les points de vue de jeunes acteur.rice.s qui n’évoluent pas dans un rapport situé avec l’œuvre, depuis un ici et maintenant distinct de son temps mythique, mais qui semblent s’engouffrer au présent dans les représentations et les questions que le texte a laissées béantes et mutantes. L’œuvre devient alors un foyer d’interrogations turbulentes et résolument transhistoriques. Nous la regardons moins qu’elle nous regarde, et sa capacité immortelle à disjoindre la réalité se trouve, comme rarement, cristallisée sur un plateau contemporain.

Le plateau commence par être magnétisé. Les interprètes, situé·e·s sur les passerelles en hauteur, tendent leurs regards inquiets vers la scène qui n’est alors qu’un gouffre obscur. Dans toute la première partie du spectacle qui synthétise avec grand tact dramaturgique la pièce de Shakespeare – et qui réussit déjà à rendre la fable plus collective, moins centralisée par le crâne héroïque – le plateau demeure un sanctuaire que les corps foulent peu souvent. C’est principalement sur des escaliers et dans des espaces soustraits à la vue immédiate que se déroulent les situations. Le drame se trouve alors différé, comme si l’action shakespearienne n’était que la face immergée de l’entité tumultueuse – le fameux spectre – qui s’agite en son cœur et qui va finir par souffler la représentation. Sarah Cohen établit d’entrée un langage shakespearien faisant écho à certaines représentations sombrement cliniques du pouvoir que Thomas Ostermeier ont Ivo van Hove ont par exemple travaillées. La seconde partie emporte radicalement la grammaire situationnelle : se succèdent, cette fois dans l’épicentre reconquis du théâtre, des monologues puissants et intègres, intimement politiques, fortement reliés aux interprètes. La temporalité qui émerge de leur juxtaposition est peut-être moins disjointe, moins propice aux bouleversements, aux puanteurs et aux étincelles anachroniques que ne le laissait présager le discours derridien - c’est un temps finalement un peu trop prophétique, où le futur domine, un temps plus assuré qu’il n’y paraît, qui rattrape ces discours. Mais cela n’atteint nullement la forte intelligence philosophique et scénique de ce premier spectacle visible de Sarah Cohen qui pose là, avec la fructueuse collaboration dramaturgique de Louison Ryser et avec une partie remarquable de la quarante-huitième promotion du TNS, le premier temps d’une œuvre à suivre.



Pierre Lesquelen, 24 septembre 2024.
    


Distribution 

Création collective
À partir d'Hamlet de William Shakespeare, des Spectres de Marx de Jacques Derrida et des écrits des interprètes.

Mise en scène Sarah Cohen

De et avec  Miléna Arvois, Judy Mamadou Diallo, Thomas Lel, Steve Mégé, Gwendal Normand, Maria Sandoval, Ambre Shimizu

Dramaturgie et collaboration artistique Louison Ryser

Scénographie Salomé Vandendriessche

Costumes Mathilde Foch

Son, régies son et générale Paul Bertrand

Vidéo, régie vidéo et cadre Clément Balcon

Lumière et régie lumière  Mathis Berezoutzky-Brimeur











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