Histoires de géants
d’après François Rabelais
adaptation et mise en scène
Youssouf Abi-Ayad
© Olivier Legras
Vu au Centquatre-Paris dans le cadre du Festival Impatience le 16 décembre 2024.
“Forme d’abondance”
Cherchant autant à restituer la vasteté de l’épopée rabelaisienne qu’à fouiller jusqu’à la moelle certaines de ses séquences, Youssouf Abi-Ayad accouche lui-même d’un géant difforme, dans lequel le temps synthétique du récit et l’instant étiré de la performance se confondent, dans lequel le spectaculaire et la pure suggestion littéraire se tirent joyeusement la bourre.
La brochette de figures blanches ridiculo-sublimes qui ouvre les pages du grand livre détermine d’entrée un régime spectaculaire pour le moins indécidable, où la beauté des images semble autant exaltée qu’ironisée, où la visuelle trouvaille n’est peut-être, comme disait Rabelais, qu’une énième fiantaille. Car le fiantage qui ouvre burlesquement le spectacle résonne évidemment comme une petite provocation théâtrale, dérisoirement enfantine : voilà que cette boîte blanche, grammaire aseptisée et branchée des plateaux contemporains, perd ici ses pans de murs sans qu’on sache jamais si l’effet est choisi, et qu’elle finit soufflée par le délire scatologique le plus régressif qui soit. Youssouf Abi-Ayad n’en finira d’ailleurs pas, dans les deux heures, synthétiques mais sales, qui rafistolent la traversée pantagruelo-gargantuesque, de clamer son amour d’un certain théâtre populaire amoureux de la belle machinerie (on reconnaîtra même ça et là certains accessoires de Thomas Jolly), et en même temps de dépailleter cet héritage en lui opposant une théâtralité plus malaimable et plus rudimentaire ; celle qui tréfouille le langage jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’emmerdement littéral et symbolique des imaginaires.
La séquence médiane du spectacle, où tous les interprètes en ligne composent un numéro vampiro-cabaretesque qui ne génère, volontairement, que des logorrhées et aucune image, illustre on ne peut mieux le désir de Youssouf Abi-Ayad de produire une matière théâtrale substantifiquement débordée par la viande littéraire sans bornes qui l’inspire. Voilà pourquoi le dernier tiers du spectacle, qui préfère une théâtralité épique un peu plus littérale et plus illustrative, paraît moins arrimé à Rabelais que désireux d’achever la fresque. Énumérant les titres programmatiques des chapitres, nous avons alors le sentiment que le spectacle cite davantage Pantagruel qu’il ne lui trouve des équivalences théâtrales ; les acteur·rice·s semblent faire leur miel de cette langue incongrue, entretenant avec elle un rapport plus distant, plus facile, plus amusé qu’organique. Mais nommons enfin combien cette recherche pleine de risque, combien la passion du geste dégoulinant, volontairement irrégulier qu’a Youssouf Abi-Ayad rendent son absence au palmarès du Festival Impatience bien triste. Rabelais rétorquerait lui-même à tous les pissefroids que “l’âme du véritable agelaste ne saura pénétrer en paradis.“
Pierre Lesquelen, 28 janvier 2025.
D’après les œuvres de François Rabelais Pantagruel, Gargantua, Troisième, Quart et Cinquième livres
Adaptation et mise en scène Youssouf Abi-Ayad
Jeu Youssouf Abi-Ayad, Romain Darrieu, Lucas Goetghebeur, Coraline Mages, Maud Pougeois
Musique Francisco Alvarado Basterrechea
Scénographie Cécilia Galli
Assistanat à la mise en scène Mathilde Carreau
Régie générale, création lumière Auréliane Pazzag lia
Régie son Matthieu Viley