La Chasse des anges


mise en scène


Sarah Cohen





© Jean-Louis Fernandez


Vu au Théâtre National de Strasbourg le 1er mars 2025 [dans le cadre de la présentation des projets de troisième année des élèves metteuses en scène de la promotion 48]


                                    



“Témoins jusqu’au bout“



Des acteur·rice·s hanté·e·s, en pleine présence et pourtant traversé·e·s par un passé qui ne passe pas ; voilà donc, depuis le marquant Time is out of joint présenté l’an passé pendant sa seconde année à l’école du TNS, l’un des rêves de théâtre de Sarah Cohen. Encore plus aboutie, cette Chasse des anges – spectacle sur la photographie sans photographie, qui cerne combien l’image est moins un document qu’un spectre éternel – décline cet idéal théâtral tout autrement.

La fiction cadre du spectacle – celle de l’agence de photoreporters Magnum, point de rencontre amical où se partagent voyages, souvenirs de guerres et de clichés a pour grande qualité d’être manipulée très librement par l’audacieuse dramaturgie de Louison Ryser. Si le cadre est nettement posé par la second séquence dialoguée, où toute la bande photographique boit du champagne à bulles sombres, celui-ci s’absente et sa destinée semble elle-même hanter un spectacle qui procède sans linéarité et en même temps sans fil perdu. En effet, la sensation de pluralité esthétique naît moins chez Sarah Cohen d’une hybridité formelle que d’une capacité  à renouveler dans chaque séquence les modalités du récit et du discours sur l’image de guerre, ainsi que les manières de théâtraliser la figure du témoin ; autant de tableaux que de manières de voir celles et ceux qui voient.

La Chasse des anges profite alors d’une énergie théâtrale duelle. Le spectacle poursuit une certaine esthétique du sublime (comme l’exprimait Jean-François Lyotard pour évoquer des œuvres en prise avec un réel intraduisible, ici celui de la guerre face à l’image), il met en scène une quête vitale et théorique qui file entre les yeux des grands témoins autant qu’elle s’incarne et échappe au théâtre. Et en même temps, la forme s’organise moins comme un butée obsessionnelle et grisâtrement épuisée que comme un espace constamment ludique et énergique. Ce grand jeu désespéré rappelle alors cette  littérature des enquêteur·se·s infatigué·e·s qu’est celle de Roberto Bolano. Les photoreporters en noir, poussant jusqu’au bout l’écran blanc pour peut-être agripper la loi de l’image et enfin la convertir à la violence du réel, ont du sang de détective sauvage. 

Sarah Cohen a l’art de les mettre en scène sans fétichisme modeux ni exemplarité héroïque, car ce n’est pas la valeur ni les travers moraux de ces photoreporters qui semble l’intéresser mais plutôt cette guerre du regard qu’ils·elles incarnent chacun·e à leur façon. À cet endroit, La Chasse des anges met au jour une tragédie passionnante : celle d’individu·e·s tenant à exporter visuellement la violence mais confronté·e·s à une paix qui abime les abîmes. Celle de contemporain·e·s de Guy Debord hostiles à sa thèse paradigmatique du spectacle, convaincu·e·s que la représentation n’est pas dénaturation, mais vivant·e·s dans la peur d’avoir eux·elles-mêmes produit de la petite visualité. Faisant sans cesse théâtre de sa copieuse matière théorique (Susan Sontag, Hervé Guibert, Robert Capa…), allant jusqu’à l’incarnation – dans la lumière symboliquement rouge sang des laboratoires photographiques – d’une image imaginaire pour transcender son seuil réflexif (celle d’une femme tondue, extrait du sublime Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclès), La Chasse des anges est un spectacle impressionnant, pas au sens louchement journalistique du terme, mais au sens de l’image photographique telle que la voyait Jacques Roubaud : insistant, persistant.



Pierre Lesquelen, 9 avril 2025.



Librement adapté des écrits de Susan Sontag, Robert Capa, Hervé Guibert, Julie Héraclès et des entretiens d'Henri Cartier-Bresson et George Rodger

Mise en scène Sarah Cohen

Avec Miléna Arvois, Aurélie Debuire,  Ömer Alparslan Koçak, George Rodger, Steve Mégé, Nemo Schiffman, Ambre Shimizu, Bilal Slimani


Dramaturgie et collaboration artistique Louison Ryser

Scénographie Nina Bonnin

Costumes Noa Gimenez

Lumière Marie-Lou Poulain

Son Macha Menu

Régie générale, plateau et vidéo Corentin Nagler

Costumes et décors réalisés dans les ateliers du TnS.


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