☺RENCONTRE AVEC
PIERRE FLORAC | FESTIVAL RITES
© DR
Du 6 au 9 novembre 2024 se tenait le festival RITES (Rencontres Indépendantes du Théâtre Emergent) au Lavoir Moderne pour cette deuxième édition. Pierre Florac en assure la direction artistique, accompagné de l’équipe de la compagnie Actus tragicus dont il est le metteur en scène.
“On mutualise les conditions de visibilité“
William Fujiwara – Abordons par un détail votre festival RITES: sur votre site spécialement créé pour cette édition, chaque spectacle était présenté en association avec un objet, très fascinant à regarder. Qu’est-ce que c’est ?
Pierre Florac – Nous avons fait beaucoup de recherches pour l’identité graphique – près de 400 essais pour l’affiche – avant d’avoir cette idée de jouer à générer avec un moteur graphique d’intelligence artificielle un artefact, en 3D, à partir de quelques mots-clés relatifs à chaque spectacle. Pour Une autre vie, dans laquelle l’addiction à la drogue de Christiane F. rejoint celle de l’écriture de soi, l’IA a fini par produire une forme de stylo-seringue. Autre exemple, dans Pièce en plastique de Mayenburg, gravitant autour d’une femme de ménage qui scrute la famille bourgeoise pour laquelle elle travaille, la génération a débouché sur un pulvérisateur en plastique truffé d’une caméra-espion – bien sûr, il faut le voir. L’objet gagne à être regardé en détail et d'un autre côté, c'est en regardant en détail qu'on se rend compte que c'est une IA, parce qu'il y a des imperfections et des défauts qui la démasquent. Si on regarde de près le stylo-seringue, la graduation est chaotique. L’IA a du mal à figurer des éléments typographiques précis, et ne sait pas écrire un 3 ! Qu’elle remplace par une sorte de symbole inexistant.
W. F. – Dézoomons un peu. Comment et pourquoi vous êtes-vous lancés dans l’organisation de ce festival ?
P. F. – Nous avons créé le festival dont nous avions besoin en tant que compagnie. J’ai une structure qui s'appelle Actus Tragicus, portée avec mon ami Augustin qui en est l’administrateur. On avait une création, Italienne scène, qu'on avait fini de produire, et venait donc l'étape de diffusion, où il fallait trouver des lieux. En tant que jeune compagnie, c’est souvent à ce moment-là que ça commence à pêcher. On n'a pas suffisamment de réseaux de personnes, de structures, de diffuseurs qui nous font confiance, qui nous connaissent et qui vont acheter sur plan notre spectacle. On a donc fait une sortie de résidence ; une date privée où on invite les gens pour leur montrer notre travail et puis potentiellement pour que le spectacle soit acheté. C’était démesuré, on a envoyé plus de 800 mails, envoyé 400 lettres manuscrites à tous les directeurs de théâtre en France. Au final, un seul professionnel est venu personne et on le connaissait déjà... On s’est dit qu'il y avait un problème dans notre méthode, mais en fait, c'est la méthode que tout le monde applique. D’où notre question de départ : comment pourrait-on à notre échelle essayer de repenser la manière dont les jeunes compagnies diffusent leur création ? Et là il y a deux difficultés majeures. La première, c'est que l’organisation d’une date privée pour inviter des professionnels est très coûteuse avec la location du lieu, la communication, la rémunération de l’équipe. La deuxième, c'est que les professionnels susceptibles de programmer et d’acheter un spectacle sont extrêmement sollicités. Un CDN ou une scène nationale reçoit entre 60 et 90 dossiers de spectacles par jour, je laisse faire le calcul sur une semaine ou un mois.
Plutôt que d’organiser chacun de son côté sa sortie de résidence, sans réseau qui plus est, on s’est dit qu’on pourrait se réunir avec plusieurs compagnies qui en sont à la même étape de recherche d’une diffusion pour un projet fini. On pourrait louer un lieu et organiser sur la même journée nos présentations de projets. Ainsi, on mutualise les conditions de visibilité, et donc aussi de la représentation. Et tant qu'à avoir des compagnies réunies au même endroit et au même moment, est-ce qu'on ne pourrait pas en profiter pour leur proposer des rencontres avec des professionnels, des diffuseurs, des masterclass, des conférences ? Et pourquoi ne pas ouvrir ces moments pour un partage public ? D’où l’idée de ces Rencontres Indépendantes du Théâtre Emergent (RITES). C’est un temps fort à Paris sur trois jours qui vise à réunir l'écosystème du théâtre émergent et à faire se rencontrer enfin ceux qui n'en ont que rarement l’occasion : les porteurs de projets et les structures de diffusion.
W. F. – Pour te prendre au pied de la lettre, qu’est-ce qui se passe dans votre rite ?
P. F – Dans notre programmation, on donne à voir le plus grand éclectisme possible avec du théâtre physique, du théâtre musical, du théâtre d'objet, du théâtre de répertoire, du théâtre d'écriture, du théâtre musical. Ces formes constituent pour nous le nouveau spectre du théâtre émergent, avec ce que ça comporte d'interdisciplinarité, de plus en plus de porosité entre les disciplines, de glissement vers la performance, vers des dramaturgies nouvelles (effacement du texte, théâtre post-dramatique...) En tant que jeunes créateurs, c’est aussi ce message qu’on voulait faire passer aux professionnels : il y a de moins en moins d'étiquettes pour nous, alors qu’elles sont toujours présentes dans notre dialogue avec les institutions.
Et puis les RITES ont permis un temps d'échange très précieux, je crois, pour tout le monde. On a peu l'occasion d'être face à des directeurs de théâtre et de pouvoir leur poser questions directement, mais aussi qu’ils et elles nous expliquent leurs modèles et leurs contraintes financières. Et ce dialogue nous réconcilie. Car malgré tout, dans l’émergence on peut rapidement tomber dans une énergie négative, de frustration, dans un sentiment d’injustice. Face à ce risque, nous voulions trouver nous-mêmes des solutions, et l’on s’est rendu compte qu’il était réalisable de monter un festival, de créer par nous même certains outils dont nous avons besoin. Ça demande en revanche énormément de temps, de travail et d’énergie.
Q : Comment se dessine l’enjeu économique des RITES ?
Cette année le festival était à l'équilibre avant même d'avoir commencé, ce qui est la meilleure situation pour un événement de ce genre. On a pu rémunérer le directeur technique, la direction artistique, la régisseuse, la photographe et la vidéaste. De plus, on a pu reverser 100% de la billetterie aux compagnies puisqu'on ne comptait plus dessus pour financer l'événement. Et tout ça a été possible grâce à beaucoup de mécénat privé, donc soit des particuliers, soit des petites entreprises, mais aussi avec le fonds de soutien aux actions culturelles de la SACD. Il serait vain de penser que l'émergence peut se passer de ses pairs. Il faut faire ensemble, au contraire. Mais nous ne sommes pas portés par un théâtre ou une institution, c’est en ce sens que nous entendons l’Indépendance dans RITES. C’est un festival porté par l’émergence, pour l’émergence.
W. F. – Petite question qui intéressent les détectives, comment vois-tu le rôle de la critique théâtrale, notamment par rapport à ce que tu dis de la singularité ?
P. F. – Il y aurait comme un devoir d’érudition, le devoir d’avoir vu beaucoup de choses, senti beaucoup de choses, rencontré beaucoup d’individus pour être en capacité d’identifier ce qui est singulier ou nouveau, une saveur nouvelle. Il s’agit d’avoir une vue d'ensemble qu'on n'a pas forcément quand on est artiste. Être capable d'identifier les glissements, les fractures, les mutations, avec un recul sur la grande trajectoire du théâtre et de l’histoire de l’art. Qu'est-ce qui fait que des choses qui sont toutes petites aujourd'hui dans un spectacle, sont les prémices d'une immense fracture dans les pratiques communes du théâtre ? Ou aussi sentir les grains de sables qui vont tout faire dérailler, des petits pas de côté fait dès aujourd'hui mais qui vont ouvrir des continents. Un critique voyant quelque part… Il y aurait peut-être aussi quelque chose de l’ordre de l’accompagnement des artistes. La critique pourrait aider à lire et à voir ce que nous-mêmes nous ne voyons pas clairement, comme un psychanalyste serait capable d'entendre un rêve secret, ce qu’il y a de significatif ou de singulier dans une parole qu’on jugerait soi-même insignifiante, négligeable, inaboutie.
Propos recueillis par William Fujiawara, 6 décembre 2024.
Pierre Florac – Nous avons fait beaucoup de recherches pour l’identité graphique – près de 400 essais pour l’affiche – avant d’avoir cette idée de jouer à générer avec un moteur graphique d’intelligence artificielle un artefact, en 3D, à partir de quelques mots-clés relatifs à chaque spectacle. Pour Une autre vie, dans laquelle l’addiction à la drogue de Christiane F. rejoint celle de l’écriture de soi, l’IA a fini par produire une forme de stylo-seringue. Autre exemple, dans Pièce en plastique de Mayenburg, gravitant autour d’une femme de ménage qui scrute la famille bourgeoise pour laquelle elle travaille, la génération a débouché sur un pulvérisateur en plastique truffé d’une caméra-espion – bien sûr, il faut le voir. L’objet gagne à être regardé en détail et d'un autre côté, c'est en regardant en détail qu'on se rend compte que c'est une IA, parce qu'il y a des imperfections et des défauts qui la démasquent. Si on regarde de près le stylo-seringue, la graduation est chaotique. L’IA a du mal à figurer des éléments typographiques précis, et ne sait pas écrire un 3 ! Qu’elle remplace par une sorte de symbole inexistant.
W. F. – Dézoomons un peu. Comment et pourquoi vous êtes-vous lancés dans l’organisation de ce festival ?
P. F. – Nous avons créé le festival dont nous avions besoin en tant que compagnie. J’ai une structure qui s'appelle Actus Tragicus, portée avec mon ami Augustin qui en est l’administrateur. On avait une création, Italienne scène, qu'on avait fini de produire, et venait donc l'étape de diffusion, où il fallait trouver des lieux. En tant que jeune compagnie, c’est souvent à ce moment-là que ça commence à pêcher. On n'a pas suffisamment de réseaux de personnes, de structures, de diffuseurs qui nous font confiance, qui nous connaissent et qui vont acheter sur plan notre spectacle. On a donc fait une sortie de résidence ; une date privée où on invite les gens pour leur montrer notre travail et puis potentiellement pour que le spectacle soit acheté. C’était démesuré, on a envoyé plus de 800 mails, envoyé 400 lettres manuscrites à tous les directeurs de théâtre en France. Au final, un seul professionnel est venu personne et on le connaissait déjà... On s’est dit qu'il y avait un problème dans notre méthode, mais en fait, c'est la méthode que tout le monde applique. D’où notre question de départ : comment pourrait-on à notre échelle essayer de repenser la manière dont les jeunes compagnies diffusent leur création ? Et là il y a deux difficultés majeures. La première, c'est que l’organisation d’une date privée pour inviter des professionnels est très coûteuse avec la location du lieu, la communication, la rémunération de l’équipe. La deuxième, c'est que les professionnels susceptibles de programmer et d’acheter un spectacle sont extrêmement sollicités. Un CDN ou une scène nationale reçoit entre 60 et 90 dossiers de spectacles par jour, je laisse faire le calcul sur une semaine ou un mois.
Plutôt que d’organiser chacun de son côté sa sortie de résidence, sans réseau qui plus est, on s’est dit qu’on pourrait se réunir avec plusieurs compagnies qui en sont à la même étape de recherche d’une diffusion pour un projet fini. On pourrait louer un lieu et organiser sur la même journée nos présentations de projets. Ainsi, on mutualise les conditions de visibilité, et donc aussi de la représentation. Et tant qu'à avoir des compagnies réunies au même endroit et au même moment, est-ce qu'on ne pourrait pas en profiter pour leur proposer des rencontres avec des professionnels, des diffuseurs, des masterclass, des conférences ? Et pourquoi ne pas ouvrir ces moments pour un partage public ? D’où l’idée de ces Rencontres Indépendantes du Théâtre Emergent (RITES). C’est un temps fort à Paris sur trois jours qui vise à réunir l'écosystème du théâtre émergent et à faire se rencontrer enfin ceux qui n'en ont que rarement l’occasion : les porteurs de projets et les structures de diffusion.
W. F. – Pour te prendre au pied de la lettre, qu’est-ce qui se passe dans votre rite ?
P. F – Dans notre programmation, on donne à voir le plus grand éclectisme possible avec du théâtre physique, du théâtre musical, du théâtre d'objet, du théâtre de répertoire, du théâtre d'écriture, du théâtre musical. Ces formes constituent pour nous le nouveau spectre du théâtre émergent, avec ce que ça comporte d'interdisciplinarité, de plus en plus de porosité entre les disciplines, de glissement vers la performance, vers des dramaturgies nouvelles (effacement du texte, théâtre post-dramatique...) En tant que jeunes créateurs, c’est aussi ce message qu’on voulait faire passer aux professionnels : il y a de moins en moins d'étiquettes pour nous, alors qu’elles sont toujours présentes dans notre dialogue avec les institutions.
Et puis les RITES ont permis un temps d'échange très précieux, je crois, pour tout le monde. On a peu l'occasion d'être face à des directeurs de théâtre et de pouvoir leur poser questions directement, mais aussi qu’ils et elles nous expliquent leurs modèles et leurs contraintes financières. Et ce dialogue nous réconcilie. Car malgré tout, dans l’émergence on peut rapidement tomber dans une énergie négative, de frustration, dans un sentiment d’injustice. Face à ce risque, nous voulions trouver nous-mêmes des solutions, et l’on s’est rendu compte qu’il était réalisable de monter un festival, de créer par nous même certains outils dont nous avons besoin. Ça demande en revanche énormément de temps, de travail et d’énergie.
Q : Comment se dessine l’enjeu économique des RITES ?
Cette année le festival était à l'équilibre avant même d'avoir commencé, ce qui est la meilleure situation pour un événement de ce genre. On a pu rémunérer le directeur technique, la direction artistique, la régisseuse, la photographe et la vidéaste. De plus, on a pu reverser 100% de la billetterie aux compagnies puisqu'on ne comptait plus dessus pour financer l'événement. Et tout ça a été possible grâce à beaucoup de mécénat privé, donc soit des particuliers, soit des petites entreprises, mais aussi avec le fonds de soutien aux actions culturelles de la SACD. Il serait vain de penser que l'émergence peut se passer de ses pairs. Il faut faire ensemble, au contraire. Mais nous ne sommes pas portés par un théâtre ou une institution, c’est en ce sens que nous entendons l’Indépendance dans RITES. C’est un festival porté par l’émergence, pour l’émergence.
W. F. – Petite question qui intéressent les détectives, comment vois-tu le rôle de la critique théâtrale, notamment par rapport à ce que tu dis de la singularité ?
P. F. – Il y aurait comme un devoir d’érudition, le devoir d’avoir vu beaucoup de choses, senti beaucoup de choses, rencontré beaucoup d’individus pour être en capacité d’identifier ce qui est singulier ou nouveau, une saveur nouvelle. Il s’agit d’avoir une vue d'ensemble qu'on n'a pas forcément quand on est artiste. Être capable d'identifier les glissements, les fractures, les mutations, avec un recul sur la grande trajectoire du théâtre et de l’histoire de l’art. Qu'est-ce qui fait que des choses qui sont toutes petites aujourd'hui dans un spectacle, sont les prémices d'une immense fracture dans les pratiques communes du théâtre ? Ou aussi sentir les grains de sables qui vont tout faire dérailler, des petits pas de côté fait dès aujourd'hui mais qui vont ouvrir des continents. Un critique voyant quelque part… Il y aurait peut-être aussi quelque chose de l’ordre de l’accompagnement des artistes. La critique pourrait aider à lire et à voir ce que nous-mêmes nous ne voyons pas clairement, comme un psychanalyste serait capable d'entendre un rêve secret, ce qu’il y a de significatif ou de singulier dans une parole qu’on jugerait soi-même insignifiante, négligeable, inaboutie.
Propos recueillis par William Fujiawara, 6 décembre 2024.