RENCONTRE AVEC


JEAN MASSÉ ET NICOLAS GIRARD- MICHELOTTI





©  Jean-Louis Fernandez,  Lisa Lesourd


Jean Massé est metteur en scène, issu de l’école du Théâtre National de Strasbourg où il a monté notamment Terre promise autour de Maeterlinck et Pessoa. Nicolas Girard-Michelotti est auteur (mais aussi comédien et metteur en scène), issu de l’École du Nord de Lille. Ensemble, ils fondent la Compagnie Lichka dont le premier spectacle, Paysage de pluie, sera crée le 19 mars prochain à la Comédie de Béthune. CDN auquel ils sont associés dans le cadre du dispositif Incubateur.



                                    




Pierre Lesquelen — Il est fréquent qu’un.e auteur.rice de théâtre soit directement associé à un processus de création, mais beaucoup moins qu’il.elle le co-dirige avec un.e metteur.se en scène. Tous les deux, vous faites effectivement partie d’une génération d’artistes qui regardent souvent le texte d’un mauvais œil, comme s’il était un maillage trop directif et trop dominant dans la représentation. Pensez-vous réconcilier l’écriture et la mise en scène ?

Jean Massé –  “Réconcilier” me semble fort. Je ne crois pas que l’on cherche dans ces termes avec Nicolas. C’est quelque chose de plus intuitif, qui tient à notre rencontre, à ce qu’on pense pouvoir s’apporter mutuellement. Je me sens très attiré par l’écriture, surtout quand elle permet de mettre en forme et de traverser une expérience. Il s’agissait donc de trouver une forme de dialogue entre ma pratique et celle de Nicolas, et le pari c’est que le spectacle final conserve cette altérité, fasse sentir comment mise en scène et écriture se rencontrent et “parlent”, chacune avec leurs forces respectives. C’est en ça que je défends l’idée d’une collaboration, plutôt que d’une “co-direction”. Ça ne m’intéresse pas d’ailleurs, au nom de la critique du textocentrisme, de substituer le pouvoir du texte par celui de la mise en scène. Je trouve beaucoup plus intéressant de réfléchir à l’interaction entre les deux mediums ou, pour parler comme les penseur·euses du vivant, à leurs “inter-dépendances”.

Nicolas Girard-Michelotti – En tant qu’auteur, corroborer cette méfiance bien connue envers le texte serait sans doute me tirer une balle dans le pied, et plutôt que de pointer ce que le texte vient fermer ou empêcher, j’essaye de m’intéresser à ce qu’il peut encore ouvrir. La dramaturgie est un jeu, on peut changer les règles, modifier les lois de la physique, si on veut, tant qu’on reste cohérent à l’intérieur du cadre qu’on pose. Chaque sujet appelle sa forme, sa langue, ses voix pour le porter. En rêvant à d’autres théâtralités, un.e dramaturge offre un nouveau terrain de jeu pour ses partenaires, et je ne pense pas seulement à la mise en scène et au jeu, mais aussi à la scénographie, aux costumes, à la lumière, au son.  

Dans Paysage de pluie, les personnages disent tout : ce qu’ils sentent, ressentent, ce qu’ils voient, ce qu’ils font. Par leur parole, et leur corps, ils produisent le monde, et nous permettent de faire l’expérience de la pluie continue. Ils sont nos yeux et nos oreilles, nos mains et notre épiderme à l’intérieur d’un monde de pluie difficilement représentable. Le spectacle s’appuie avant tout sur la capacité d’imagination des spectateu.rices, et peut-être, aussi, sur leurs neurones miroirs. Cette écriture qui ne cesse de décrire l’univers dans lequel elle se déploie écarte d’emblée l’option d’une scénographie réaliste. Il s’instaure ainsi une tension douce entre le paysage imaginaire, qui ne cesse d’évoluer selon les fluctuations de la pièce, et le paysage qui se déploie au plateau, la matière, l’image, le son. C’est à l’intersection de ces deux paysages que la poésie surgit.

J.M – Cette écriture qui dit tout, ou qui dit “trop”, libère la mise en scène du poids de tout représenter, de tout traduire. J’ai alors la possibilité de proposer un chemin évocateur et personnel à travers cette matière. Je trouve très belle cette porosité entre les imaginaires et les pratiques de création, elle est pour moi l’un des enjeux importants du travail.

P. L. — Comment travaillez-vous ensemble concrètement, sans affecter vos endroits et vos rêves respectifs ?

J.M. — Concrètement, Nicolas est présent sur toute la durée des répétitions. Mais il a toujours été clair que j’avais la responsabilité de la mise en scène et lui celle du texte. Au cours des trois résidences que nous avons faites au JTN, à Béthune et à la Chartreuse, nous avons mis au point une méthodologie de travail centrée sur l’écriture des personnages et de la chronologie des évènements. Une partie du temps a été consacrée à des improvisations sur des situations dont on vérifiait la pertinence, la densité et le sens au fur et à mesure que la trame principale s'étoffait. De nombreuses heures de travail à la table nous ont permis de sentir la cohérence des personnages, de leurs trajectoires et de leur évolution. Enfin, des improvisations longues - que l’on a appelées “traversées” - ont permis d’explorer des formes possibles du spectacle à venir.  

N.G-M. – Une couche après l’autre, ces traversées nous ont permis de confirmer peu à peu les pistes qui nous intéressaient, et d’écarter celles qui nous semblaient superflues. Elles duraient entre deux et quatre heures, et j’essayais de tout prendre en note : les gestes, les actions, les déplacements, et les paroles. C’est un peu comme essayer de suivre quatre avatars en même temps. Même si, très vite, il a fallu m’en affranchir, ces traces m’ont été très utiles pour l’écriture de la pièce, quand j’étais seul en résidence d’écriture, à la Bibliothèque Armand Gatti.

J.M. — Maintenant que le texte existe dans sa version quasi-définitive, la phase de création peut véritablement commencer. Et ce qui est étrange et passionnant, c’est de redécouvrir comme metteur en scène un texte dont j’ai accompagné le processus d’écriture depuis le début.

P. L. — Paysage de pluie rejoint sur le papier les métaphores écologistes et catastrophistes qu’affectionne la jeune génération d’auteur.rice.s et de metteur.se.s en scène. Il s’en distingue toutefois immédiatement à la lecture par son intérêt pour des situations concrètes, minimales, intimes, comme si la focale macroscopique que l’on attendait était déjouée. Pourquoi ce décentrement ?

J.M. —  Les premières discussions autour de Paysage de pluie nous avaient amenés à réfléchir à la “crise de la sensibilité” dont parle notamment Baptiste Morizot dans la plupart de ses ouvrages. Cette crise serait le symptôme de l’appauvrissement de nos relations avec le vivant, de notre incapacité à tisser avec lui des liens signifiants, des perceptions transformatrices. À la fin des années 1980, Félix Guattari appelait déjà de ses vœux une pensée plus vaste de l’écologie qui unisse les questions environnementales, sociales et mentales dans une seule discipline. À la lecture de ces travaux, on se rend compte qu’il est impossible de penser ce qui est en train de se passer si l’on en reste au seul niveau macroscopique, ou si l’écologie n’est qu’une thématique générale. Raconter l’intime, chercher la vie de ces personnages à travers leurs errances et leurs questionnements, c’est pour moi une tentative d’exploration de cette crise de la sensibilité qui finit par réduire le monde à n’être que l’arrière-plan de nos histoires, nous coupant ainsi de toute possibilité de le transformer.

N.G-M. – Ce qui nous intéressait, c’était la manière dont la pluie allait s’imposer dans la vie des gens, teintant d’étrangeté le quotidien. C’est une catastrophe qui prend son temps. La pluie lente et continue nous permet une expérience de pensée, elle nous sort des registres brutaux de la destruction pour nous donner le temps d’observer comment elle configure un paysage et l’action qui s’y inscrit. Elle nous arrache à l’immédiat de la peur et de l’impuissance pour nous donner, peut-être, les moyens d’inventer une vie autre.

Dans un texte précédent - Lichka, ville d’amour- je décrivais un monde froid, une ville prisonnière d’une neige qui ne pouvait pas fondre, et les personnages essayaient de tenir par la tendresse, le sexe, l’amour. Cet hiver ininterrompu, qui variait dans son intensité, sa violence, avait des conséquences directes sur chaque scène, chaque dialogue. Le corps à corps devenait vital. Le paysage impactait la vie, dans son ensemble. Là encore, dans Paysage de pluie, les personnages font face à une moiteur et une humidité répulsives qui intensifient leur solitude. Mis à l’épreuve par cette anomalie météorologique, qui affecte la manière dont ils dorment, mangent, se lavent (etc), ils rentrent en eux-mêmes, et nous laissent observer ce qui se modifie en eux et autour d’eux. C’est l’évolution constante des gestes, des comportements, des relations, et du paysage autour d’eux, qui nous donnent à sentir le passage du temps.

Et parce que nous nous intéressons à un continuum de vie, fait d’une accumulation de détails, les personnages ne se réduisent pas à des fonctions. Ils se livrent à de nouvelles expériences, sont traversées par de nouvelles pensées. Ils explorent et s’explorent. Ces espaces, souvent volés à la bonne marche de l’action, donnent un supplément d’âme ou de densité aux personnages : on a la sensation d’être en présence de personnes, qui poursuivent leur existence quand nous avons le dos tourné. C’est sans doute lié aux laboratoires de recherche que nous avons menés, et notamment à la pratique du monologue intérieur. Tout comme chaque acteur.ice tient son propre fil, chaque personnage marche sur un chemin intime. Celui de Maëlle la conduit toujours plus loin dans la forêt. Et si elle remarque d’abord que les oiseaux disparaissent, ou que les arbres meurent, elle prend le temps de regarder dans les flaques, le bois pourri, et découvre que d’autres vies font leur apparition. La “catastrophe douce” que nous imaginons n’est pas une apocalypse. Plus lente qu’un incendie ou qu’une inondation torrentielle, elle rend possible une adaptation, et de discrètes renaissances. Cette prise de conscience sauve Maëlle du désespoir et lui permet de renouer avec les autres, et plus largement avec tout le vivant.

P. L. — Le théâtre-paysage connaît lui-même un regain d’intérêt ces derniers temps (avec Mathilde Delahaye, Julie Delille, Philippe Quesne…), même s’il relève moins d’un genre théâtral que d’une certaine politique du dispositif théâtral. Votre geste de mise en scène s’en approchera-t-il ?

J.M. – Si la notion de paysage m’attire, c’est dans un sens assez personnel : elle désigne pour moi tout ce qui n’est pas humain. Dès le début du projet Paysage de pluie, il s’agissait d’inventer une histoire qui déplace la perspective anthropocentrée. Le personnage principal est bien la pluie, la pluie qui parle et raconte son histoire au début du spectacle, la pluie qui agit sur les êtres et les transforme.

Cela me permet de chercher avec les acteur·ices une forme de retrait dans le jeu : je porte mon attention sur la façon dont ils·elles vont imaginer et éprouver cette atmosphère de pluie, pour observer comment la parole émerge de leurs sensations. En d’autres termes : la pluie parle et les corps répondent. Je peux ainsi chercher le jeu théâtral non pas dans l’invention pure, dans le volontarisme ou dans la virtuosité, mais dans une façon de sentir et de partager ce ressenti. Ce travail se fait toujours au présent. Pour tenir cet état, on ne peut pas juste s’en remettre à ce que le texte dit, il faut trouver un accord sensible à chaque instant. Quand on éprouve ce retrait, on se décentre par rapport à soi-même et on se met à l’écoute de quelque chose d’autre - cela peut être une lumière, un son, un mouvement… Cette qualité d’impersonnalité dans le jeu d’acteur a des liens avec la notion de paysage telle que je l’entends, parce qu’elle laisse voir et entendre autre chose autour de nous – qui n’est pas nous.

Dans le spectacle, on joue en permanence avec les limites de la représentation : le dispositif cherche à évoquer, à susciter, à éveiller des sensations chez les spectateur·ices. On ne peut pas représenter directement ces sensations mais on construit les conditions pour qu’elles adviennent. La scénographie, la lumière, le son, ne donnent pas une « image » de l’histoire, elles créent un environnement qui vient se frotter au texte sans en être le simple prolongement ou sans se substituer à lui. Il y a là une tension avec la notion historique de paysage qui désigne la représentation de la nature et qui apparaît d’abord dans la peinture. Ce qui m’importe ici, c’est que le « paysage de pluie » suggéré par le texte devienne par la mise en scène une pure construction imaginaire, qui existe et s’incarne dans l’esprit de chacun·e. Car un paysage est toujours une construction, toujours artificiel. En l’éprouvant, en le traversant, en le nommant, les comédien·nes le rendent actif. La contemplation est toujours dynamique, l’image toujours mouvante. Si je me risquais à parler de « politique du dispositif », ce serait peut-être à cet endroit-là, car inventer collectivement le paysage, c’est aussi rêver à un autre monde.

Propos recueillis par Pierre Lesquelen, 27 février 2024.





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