LE BON FRUIT MÛR


écriture et mise en scène


JEANNE LEPERS






© DR

Vu à l’Étoile du Nord dans le cadre de la Fabrique des Écritures - 25 janvier 2023


                                    

“L’obsolescence des amantes“



Détectives Sauvages s’enthousiasmait déjà, à l’automne dernier, devant un « fragment » pas si vert du Bon fruit mûr, lors du festival éponyme : à présent parachevé, le spectacle de Jeanne Lepers - s’en surprendra-t-on ? - est, malgré son esthétique assez fade, un indéniable succès dramaturgique.

Il faut bien dire que Lepers, à la mise en scène et au plateau, excelle dans l’une comme sur l’autre : quelque part entre la terreur et un burlesque presque grand-guignol, elle converse avec une folie toujours en germination, pour dire comme Bruno Schulz : la bouche a l’air surprise, parfois attaquée par les mots qu’elle éructe, et le corps, simple réceptacle de spasmes, brinquebalant d’émotions, est tout aussi dépossédé de lui-même… En plus d’atteindre une magistrale qualité de présent, l’actrice s’enroule par abandon dans le personnage, aussi prodigieusement amusant que politique, décrit dans la fable de Nathalie Azoulai dont elle s’inspire.

En effet, la figure de la reine déchue pour cause de léger flétrissement - savamment décrite par ce titre cryptico-comique -, et que Lepers interprète sous un masque riche de symboles (la monstruosité dont on l’a accablée, l’impossibilité de se regarder, la fixation dans une seule identité, etc), est une sorte d’allégorie du consumérisme des corps placés sous l’égide d’un patriarcat dont la royauté malade programme aussi l’obsolescence des amantes. L’habile kaléidoscope des temporalités — dans lequel les survivances moyenâgeuses noyées dans l’hyper-modernité de la télé-réalité (qui n’est pas sans rappeler le croquant Coeur a ses raisons) témoignent de la triste intemporalité des schèmes de domination — se cristallise avec brio sur ce personnage tout juste déchu du jardin d’Éden monarchique : d’un coup, l’ancienne reine interprétée par Lepers hésite et trébuche sur les époques… Et perdue pour perdue, elle les tisse ensemble pour créer, comme dans toute bonne fable, une sorte de manne imaginante des motifs qu’elle explore : le rejet et la rancoeur, la vengeance et la peur du trépas, et bien d’autres criblés de fantastique et de surréalisme.

Dommage que l’esthétique du Bon fruit mûr, quant à elle, ne soit pas au niveau des choix d’interprétation : un simple matelas à cour, trop gratuitement étendu sur le plateau pour qu’il évoque moins un parti-pris qu’une précarité de conception, cerné d’un assemblage douteux de tissus que la lumière (dont l’intérêt principal est qu’elle arrive plus ou moins à maintenir le clair-obscur du masque) cherche à décrépir, en écho à la fable… En vain : l’un comme l’autre ne restent que l’ombre de ce qu’ils intuitionnent — sortes d’effets décoratifs sur un plateau, derrière lequel on devine bien le désir souterrain et inutile de combler un vide pourtant sensé. Si l’on imaginait pas une débauche de moyens, il eut peut-être fallu que le régime visuel soit aussi radical que le style d’écriture et de  jeu, pour que le talent de Jeanne Lepers ne s’y prenne pas les pieds. À vrai dire, la chose est bien rare — c’est dire l’aisance dramaturgique avec laquelle elle navigue heureusement dans ce Bon fruit mûr.



Victor Inisan, 8 février 2023.




Distribution

Avec Jeanne Lepers

Collaboration à la mise en scène, dramaturgie Aurélie Reinhorn

Scénographie et costumes Charles Chauvet

Chorégraphie Julien Gallée-Ferré

Création lumières Vincent Loubière

Création son Pierre Boscheron

Maquillage, masque, coiffure Noï Karuna




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