Requin velours
texte et mise en scène
Gaëlle Axelbrun

© Christophe Raynaud de Lage
Vu le 15 février 2025 à Théâtre Ouvert
“Impudeur trouble”
Requin Velours implante sa langue dans une poétique scénique du vécu, dépassant la linéarité narrative dans une théâtralité performative qui sinue au bord du geste d’écriture composite, et par là même trouble.
Un ring aux cordes tressées et épaisses, des chaussures à hauts talons transparents traînent au centre, trois gradins l’entourent, une estrade au fond. Le lieu englobe le public qui entre petit à petit, perçoit la proximité féroce du dispositif et la distance pourtant maintenue par les lignes des cordes. Les comédien.nes sont là, habitent les couloirs entre les gradins, et l’enceinte de combat ; iels observent, se préparent, nous regardent. L’espace se ressent comme un continuum non-clôturé, traversé de lignes de tensions, de replis et de recoins, un lieu plat et sinueux que le jeu et l’organique de la scénographie viendront veiner au grès des séquences, un lieu que les personnages habitent mais qu’iels ne désertent pas. Lorsque la représentation émerge, c’est bien la sensation des corps et des voix - la peau contre le plastique du sol, le microtage qui texture, les muscles cognés au ring, grincements, crissements des matières et des souffles - qui sous-tend les paroles dites dont les registres s’esquissent et se modifient sans cesse, suivant le dérobement dramaturgique du texte aux catégorisations esthétiques. La respiration affleure derrière le tissage des adresses directes au public, des jeux de scène ludiques et des onirismes poétiques qui se succèdent autant qu’ils se superposent, glissant sur la temporalité trouble de la performance, où les différentes modalités de récit semblent être toujours attachés au présent de la représentation comme à un point permanent mais non-fixe. Le récit du viol subi par celui de Roxanne, que le texte décentre en investissant l’amont et l’aval de l’agression qui n’est plus binairement evènementialisé, pris aussi en charge par les deux “Loubardes” qu’elles rencontrent sur son chemin, est saisi dans cette économie performatrive de la représentation où les personnages sont bien les agent.es de l’acte de partage de la parole. La représentation inclut toujours ainsi autant les spectateur.ices qu’il les maintient parfois à distance lors de certaines scènes vécues entre les personnages où l’adresse au public est suspendu par l’intimité commune des protagonistes-locuteur.ices. Au cours du spectacle, des images émergent depuis le ventre de la langue et les actions scéniques - danse boxée, figure à tête de cheval rampante, monologue aquatique au micro suspendu en lumière bleu nuit- elles s’esquissent et se déforment, floues, fluctuantes, tenues au rythme respirant de cette fiction faîte performance du récit non-linéaire.
Cet effet de glissement des registres, des séquences et des images n’en est pas pour autant une unification esthétique. Au centre de la représentation, demeure la sensation d’une non-intégration les unes aux autres des formes et des archétypes convoqués. L’acte d’écriture composite est ainsi reflétée par une esthétique scénique qui garde en elle l’altérité artistique des micro-séquences. Produits d’une hégémonique extérieur, le spectacle se saisit de ces éléments dans un geste de récupération et de citation proche d’une esthétique queer. Éparpillés en flash, les signes s'enfoncent alors dans la matière de la représentation, laissant des empreintes instables dans le tissu de l’image. La pulsation lente induite par la performativité de la représentation éclaire ainsi théâtralement le travail d’intimité bâtarde du texte ; la langue composite se fractionne en signes esquissés sous-tendu par le vivant d’une respiration, tandis que l’ambiguïté de la temporalité du récit - où « l’événement » de l’agression sexuelle ne structure pas l’agencement du vécu - se noue et se résout dans un acte de parole qui s’enracine dans l’ambivalence du cadrage, le refus des catégories absolues ou de leur synthèse amalgamée. La représentation qui émerge à cause du viol n’y est ainsi pas assujettie comme à un commencement ni à une fin ; le présent comme lieu d’habitation de la performance re-définit les notions de « victime » et de « traumatisme ». Dans cet espace, la réparation apparaît ainsi non pas comme un processus, mais comme un être au monde - écartant l’hypocrisie mythologisante de la descente aux enfers et de la rédemption vengeresse. Dans cette économie scénique du vécu, la guérison, la réparation prennent sens en tant qu’instabilités complexes et organiques.
Cet effort de non-théâtralisation absolue, au profit d’une performativité organique, est bien ce que la mise en scène arrive à réaliser de la potentialité du texte, parvenant à faire advenir au plateau l’hors-genre poétique bâtard de l’écriture et produisant par là un geste intimement contestataire par son refus du catégoriel. Le vécu comme possibilité d’une contre-hégémonie des récits devient la charnière d’une esthétique textuelle et scénique qui s’attache, davantage qu’à représenter, à faire exister une pulsation instable et trouble d’où prend naissance la politique du spectacle.
Brune Martin & Evodie Gonzalez, 5 mars 2025.
Texte et mise en scène Gaëlle Axelbrun (Éditions Théâtrales)
Avec Amandine Grousson, Cécile Mourier, Mécistée Rhea
et la participation de Gaëlle Axelbrun
Assistanat à la mise en scène Florence Weber
Scénographie Gaëlle Axelbrun
Création lumière Ondine Trager
Création sonore Maïlys Trucat
Costumes, assistanat scénographie Camille Nozay
Conseil à la chorégraphie Dionaea Thérèse, Gaëlle Axelbrun
Design graphique Anne-Sophie Rami
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(TEXTE) - ÉDITIONS THÉÂTRALES
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