La Forteresse


conception


Elsa Revcolevschi





© Jean-Louis Fernandez


Vu au Théâtre National de Strasbourg le 1er mars 2025 [dans le cadre de la présentation des projets de troisième année des élèves metteuses en scène de la promotion 48]


                                    



“La Borde contre le vent“




La Forteresse n’est pas le seul spectacle récent à s’emparer de la psychothérapie institutionnelle. L’an passé, la création Alice Vannier prenait déjà pour espace la clinique de La Borde afin de révéler les vertus menacées de son éthique alternative. Mais l’optique théâtrale d’Elsa Revcolevschi est toute autre que celle de La Brande. Il s’agit moins pour elle de viser un naturalisme instructif, d’exhumer méthodiquement le fonctionnement de cette institution sans rouages, que de rêver une forme réaliste et fantaisiste à la juste hauteur de la communauté menacée qui utopise sa forteresse.

Dans sa structure, le spectacle d’Elsa Revcolevschi est un constant rebours. La tension dramatique maintes fois usitée que l’on attendrait – celle de l’espace rêvé malmené par des pressions extérieures – borde il est vrai la représentation mais se trouve combattue par une temporalité littéralement alternative. En effet, le geste déroule moins le fil de l’extinction que celui de la création. C’est surtout la préparation de la fête annuelle de la clinique, rassemblant patient·e·s et soignant·e·s, qui donne son fil au drame. Revcolevschi refuse ainsi que cet espace de soin (aussi documenté que réimaginé, car il s’inspire autant de La Borde que de l’hôpital de Saint Alban) se voit regarder et abimer par une dramaturgie prédictive et tensionnelle, qui dénaturerait et écraserait les vies libres qui le traversent.

À l’évitement de la dramatisation s’ajoute celui de la linéarité. Car l’apogée festive et artistique de la forme se situe moins à son terme qu’à son orée. La Forteresse s’ouvre en effet par trois régimes d’“art brut“, dont l’équipe artiste ne prétend jamais reproduire l’esprit, mais tout au plus l’évoquer, avec tout le degré de fictionnalité qui s’impose. Et ce d’abord par une exposition, aussi authentique qu’anomalique, traversée par le public. Ensuite par une iconographie de la folie, par de célèbres tableaux rendus vivants grâce à l’artisanat primaire des acteur·rices. Enfin par un défilé onirique – moment sublime du spectacle, cette fois inscrit dans la fiction cadre : celui de corps rêvés par les rêveur·ses. Autant de costumes qui ont pour grande qualité de ne pas paraître empruntés et référencés ; ils sont ceux d’un théâtre d’art qui exige et atteint ici l’inouï. Le carrousel est effectivement un moment principiel de la représentation, annonçant que celle-ci tiendra du manège, de l’immortel tour de piste, déclarant que la beauté du théâtre ne se situera pas dans la déploration des disparu·e·s mais dans leur résurrection brute et joyeuse.

Pour sa deuxième création à l’école du TNS, Elsa Revcolevschi semble être en plein possession de ses moyens esthétiques et concrétiser des recherches assez radicales que l’on apercevait déjà l’an passé dans L’Ellipse. Notamment celle d’un milieu de vie très au présent, d’un cadre réel moins représenté que retraversé. Un idéal théâtral pouvant faire écho au travail de résurrection de Krystian Lupa ; lui qui cherche aussi un mystère et une densité du plateau non pas dans le magnétisme du langage scénique mais dans la présence âpre et intérieure de corps plein de tragique quotidien – dans la nervure du vécu. Dans La Forteresse, les scènes de simple vie sont alors complètement abouties car elles restent sans commentaire ; c’est moins l’ordinaire de la folie qui s’y représente et qui s’y fétichise qu’une manière d’être au monde certes alternative, mais judicieusement banalisée. En d’autres termes, si Elsa Revcolevschi ne s’affranchit pas totalement d’un imaginaire analogique entre l’artiste et le fou, elle n’en vient jamais à exhiber la folie ; elle la fait moins voir que vivre. Et lorsque le sens refait surface, lorsque la radicalité réaliste est griffée par l’allégorie politique (dans des passages plus écrits, lyrico-discursifs, ou dans l’utopique harangue finale), le spectacle semble alors renier sa magnifique insignifiance, sans doute par quête légitime d’une nécessité explicite qui s’incarnait déjà sans les mots. Mais ce sont de rares endroits de sur-précision, de drainage dramaturgique qui pourraient facilement être évacués, et qui ne font nullement plier l’utopie intègrement incarnée qu’est cette Forteresse.





Pierre Lesquelen, 11 avril 2025.



Mise en scène Elsa Revcolevschi

Dramaturgie Vincent Arot (intervenant extérieur)

De et avec  Judy Mamadou Diallo, Thomas Lelo - François, Gwendal Normand, Blanche Plagnol, Maria Sandoval, Apolline Taillieu

Scénographie Mathilde Foch

Costumes Salomé Vandendriessche

Lumière Clément Balcon

Son Paul Bertrand

Régie plateau et générale Mathis Berezoutzky Brimeur



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