“Le théâtre est presque une espèce en voie d’extinction“

AUTOUR DU SPECTACLE LE BEAU MONDE
PRÉSENTÉ DANS LE FESTIVAL IN D’AVIGNON





© DR

Le “rituel anthropologique“ du Beau Monde, reconstitution au futur d’actes théâtraux et vitaux d’aujourd’hui, protocole qui avait retourné les Détectives au dernier festival Impatience, sera donné à la Collection Lambert à partir du 19 juillet prochain, avant de partir en tournée la saison prochaine. Une question impossible, demandant des qualités prophétiques que nous espérions rencontrer chez ses trois créateur.rice.s, est posée ici à chacun.e d’entre eux.elles.



 
Pierre Lesquelen - Dans Le Beau Monde, vous nous faites comprendre que, dans un futur proche, les théâtres n'existeront sans doute plus. L’auteur Antoine Volodine écrivait pourtant que, dans des réalités post-apocalyptiques dont lui seul a la vision, “le théâtre était une des rares formes d’art qui continuiat à vivre envers et contre tous.”
Qui de Volodine ou du Beau Monde possède selon vous la meilleure prédiction ?



Blanche Ripoche - D’une certaine manière, je dirais que nous avons la même prédiction. Dans Le Beau Monde nous imaginons un monde futur dans lequel des personnes reconvoquent la mémoire du XXIe siècle à travers un rituel qui a été transmis oralement, de générations en générations depuis l’an 2023. Les premières phrases de ce rituel évoquent les Théâtres comme des lieux disparus dans lesquels les gens du XXIe siècle se rassemblaient pour s’endormir ensemble en écoutant des histoires. Ces lieux semblent donc absents de leur vie (en tout cas sous cette forme-là) mais l’art théâtral, lui, semble manifestement encore présent.

Le rituel du Beau Monde consiste à réincarner des fragments du passé devant des humains disposés dans un gradin. C’est un acte théâtral. Le principe même du rituel est de faire se dresser des fantômes et qu’ils existent à nouveau par les souvenirs de ceux et celles qui y auront assisté. C’est du théâtre dans son plus simple appareil : un gradin, des gens qui jouent à faire advenir un monde et des gens qui regardent. Si vous assistez au Beau Monde, si ce rituel est encore en train d’advenir à l’heure où il a lieu, si des gens sont encore en train de l'incarner, c’est donc que dans ce monde d’après il existe encore, au moins à cet endroit et à ce moment-là, du théâtre.

Finalement nous n’avons pas essayé de prédire à quoi ressemblerait ce monde d’après, nous n'avons pas présupposé de ce qui disparaitra où de ce qui restera. Chacun, chacune peut l'imaginer. Nous avons surtout essayé de composer un rituel de mémoire pour décaler des souvenirs et pratiques de notre époque. Nous avons pensé à ce que nous voudrions transmettre ou garder ou questionner. Nous avons dressé une liste non exhaustive de ce qui nous est cher d’une manière ou d’une autre, et que nous aimerions raconter. Le Beau Monde donne un aperçu morcelé de notre monde présent avec la lecture absurde, nostalgique et lointaine du futur, comme une anthropologie de notre temps. Le théâtre est finalement la première chose que l’on transmet puisque c’est la forme du rituel. J’ose espérer que cette forme d’art, si vieille, ce vecteur de mémoire, éphémère et magique, nous survivra.




© Mohamed Charara

Rémi Fortin - À première vue, les récits post-apocalyptiques exercent sur nous une certaine fascination - bien que Le Beau Monde n’en soit sans doute pas un à proprement parler qu’il en emprunte certains traits. Fascination qui tient probablement à une certaine nostalgie du présent : nous contemplons notre propre monde, bientôt disparu, et en même temps que nous en découvrons la fragilité, par une sorte d'instinct qui veut que les chansons les plus tristes soient les plus belles, nous en découvrons la splendeur. Dans le fond, Le Beau Monde n'est sans doute qu'une variation sur ce thème si connu - mais profondément existentiel - du tempus fugit. Les rituels, les gestes de la vie quotidienne, les contes, les blagues, les émotions peut-être : tout cela disparaîtra un jour, et deviendra incompréhensible. Mais il ne s'agit pas tant de prophétiser ces disparitions que de méditer sur le caractère fugace de ce qui nous entoure.

Dès lors, proposer comme postulat la disparition du théâtre, ce n'est peut-être pas tant l'affirmer comme une vérité définitive, que jouer avec, comme un artifice, pour en percevoir à nouveau la flagrante beauté. Quoi de plus bouleversant, en effet, que ce rituel, dans lequel, ainsi que nous le décrivons dans le spectacle, “des humain.es récitent la parole d'autres humain.es, souvent disparu.es" ? Sans doute cette nostalgie facile n'est-elle pas exempte de critiques ou de limites : c'est quelqu'un d'aussi peu recommandable qu'Albert Speer qui avait pour obsession de construire "des ruines parfaites", et vouloir à tout prix se souvenir ou faire se souvenir du passé est une posture parfois morbide. Nous avons cherché à ne jamais sacraliser cette nostalgie, à laisser une large part à l'humour, à la distance, à l'auto-dérision, à la naïveté.

Dans un autre roman de Volodine, Des anges mineurs, il y a ce personnage de moine bouddhiste qui, depuis un futur que l'on devine ruiné ou en lambeaux, se projette par la méditation dans quelque chose qui ressemble fort à notre présent. Au cours de ces fugaces immersions, il décrit précisément ce qu'il parvient à voir, et en semble perpétuellement étonné. Sans doute est-ce cela, plus encore que la nostalgie, que permettent ces détours, et qui nous tient le plus à cœur : l'étonnement, surtout et malgré tout vis-à-vis des évidences. L'étonnement vis-à-vis du théâtre, aussi, ce rituel anthropologique d'une insondable étrangeté, raison pour laquelle, peut-être, nous ne cessons d'y retourner.

Le philosophe Glenn Albrecht a inventé ce terme de solastalgie pour définir ce sentiment paradoxal de nostalgie du présent, lié aux mutations climatiques et à la destruction du vivant. Il parle de paysages auxquels on tient, et qui vont disparaître sous les assauts de l'industrie minière, d'espèces avec lesquelles on cohabite, et dont on comprend déjà qu'elles vont s'éteindre. À l'heure où le théâtre public est l'objet d'assauts de toutes part, j'éprouve parfois vis-à-vis de mon art (et de mon métier) une certaine forme de solastalgie. Je me dis parfois que le théâtre est presque une espèce en voie d'extinction, et au moment où je l'imagine disparaître je le trouve plus beau qu'il ne l'a jamais été.

Pour le reste, nous n'avons pas de dons de prescience (peut-être Volodine, par ses pratiques chamaniques, en a-t-il d'avantage). Un des premiers titres que j'avais brièvement imaginé pour cette création était Prophéties (titre mensonger), et nous en avons peut-être gardé cette intuition de faire un spectacle de science-fiction qui n'affirme rien à propos du futur qui nous attend, mais utilise seulement ce détour pour parler de notre propre présent. En l'espèce, il est bien difficile de savoir en effet si le théâtre disparaîtra ou non, ni ce qu'il deviendra. Davantage que simplement survivre ou disparaître, probablement mutera-t-il, sous des formes que nous ne pouvons pas imaginer encore...

Mais la seule morale de ce spectacle qui n'en a pas, c'est sans doute à Chris Marker qu'elle pourrait se référer. Dans le film Sans soleil, il conclut  : "J'aurai passé ma vie à m'interroger sur la fonction du souvenir, qui n'est pas le contraire de l'oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on récrit la mémoire comme on récrit l'histoire."

Avec Arthur, Simon et Blanche, je crois que nous avons fait un choix dans la réécriture de la mémoire que nous inventons. En proposant ce rituel destiné à se reproduire tous les soixante ans, et qui ressemble fort à une représentation théâtrale, en imaginant sa reproduction dans de nombreuses années, d'une certaine manière, et contrairement à ce que nous disons nous-même, nous en postulons la survivance. Tout comme les émotions que nous faisons ressurgir peu à peu, cela ne porte sans doute pas les mêmes noms qu'au XXIè siècle, mais cela existe. En fait, Le Beau Monde est une déclaration d'amour au théâtre.

Arthur Amard - Je ne crois pas non plus que nous évoquions la disparition du théâtre. Nous imaginons un rituel théâtral créé au XXIe siècle répertoriant ce dont on pourrait vouloir se souvenir dans 1000 ans, 2000 ans, 10000 ans... et altéré par le temps passé et les transmissions successives. Donc si les récitant·es du rituel que nous rejouons (des siècles plus tard) évoquent le « théâtre » du XXIe siècle et son « gradin » avec quelque émerveillement, ce n’est probablement pas parce qu’iels ne savent plus ce que c’est, mais plutôt - peut-être - parce qu’iels éprouvent la même fascination que les historien·nes d’aujourd’hui qui évoquent le « theatron » et la « skènè » des théâtres antiques grecques. C’est un doux mélange de traces tangibles, d’interprétations et de fictions qui nous font fantasmer le passé.

Par ailleurs, à titre personnel, je suis assez convaincu que le théâtre continuera d’exister encore bien longtemps. Peut-être pas sous la forme institutionalisée, organisée, que nous lui connaissons aujourd’hui en France - où l’on convoque un soir des gens en nombre pour leur raconter des histoires ; mais au moins sous les formes légères, à peine moins ritualisées qu’il peut prendre aujourd’hui lorsqu’on raconte une blague à qui nous écoute autour d’une table,
lorsqu’on relate une histoire qui nous est arrivée, en arrangeant plus ou moins le récit,
lorsqu’on se déguise,
lorsqu’on joue au jeu du mime,
lorsqu’on joue.

Je propose peut-être une version « au rabais » du théâtre, mais je pense aussi que c’est le terreau sur lequel grandit notre théâtre institutionnel qui n’est somme toute qu’une émanation aménagée et magnifiée du goût que nous avons pour les récits, la fiction et le jeu.
Donc non, je ne crois pas que le théâtre ait disparu dans le futur.




Réflexions recueillies par Pierre Lesquelen, 6 juillet 2023.



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