À ceux qui doutent


texte collectif

mise en scène

Yohann-Hicham Boutahar





© Jean-Louis Fernandez


Vu au Théâtre Silvia Monfort dans le cadre du festival JTN - 30 mai 2024

                                    



“Il y a quelque chose de pourri au royaume de France“



À ceux qui doutent  associe la posture critique du doute au grotesque de la farce sanguinolante pour tendre un piège carnavalesque aux forces réactionnaires contemporaines. Cette écriture de plateau raconte comment une famille française est anéantie par le déni de racisme et la continuité historique, symbolique, économique de la colonisation sur plusieurs générations. Douter du roman national et de son universalisme, exprimer sa racisation,  pointer le déni colonial français est une attitude qui expose à de sanglantes représailles, surtout par les temps fascisants qui courent. C'est sur ce terrain miné que s'installe le théâtre « diplomatique » de la jeune compagnie des Diplomates, en procédant par euphémisme drôlatique « petit doute, grosses conséquences » qui donne une énergie explosive à leur composition.

Tout commence aussi joliment que sur un dessin d'enfant ; dans une maison en toile blanche avec une porte, une fenêtre et des volets ;  une maman qui se préoccupe pour les études de son fils, un papa qui travaille à l'atelier, un ami de la famille qui passe à l'improviste, le fils qui met la musique à fond dans sa chambre avec ses camarades. Au départ, il n'y a que les gros traits d'un schéma familial  où  « on ne voit pas les couleurs ». La mère s'égosille pour que tout le monde vienne dîner ; le fils, Ali, finit par apparaître, peau métisse sur fond blanc. C'est l'heure de s'attabler avant que ça refroidisse ; la mère s'échine à rendre le moment obligatoirement agréable. Elle porte la mytholofie familiale à bout de bras : c'est la famille mixte, symbole de l'antiracisme et du fameux « trait d'union culturel », qui se retrouve; le passé colonial est derrière, réparé par la naissance d'un fils, Ali, né de l'amour qui a recouvert la fracture de la racialisation et de la colonisation.

Mais le plat n'est pas encore servi que les deux pieds sont déjà dedans. Ali et ses camarades refusent le déni de racisme du microcosme sociétal qu'est cette pseudo famille modèle de l'amitié entre les peuples. Ali, tel un Hamlet revenu d'Angleterre avec les thèses humanistes, éduqué aux thèses décoloniales - Frantz Fanon en poche -  fait éclater le soupçon d'un racisme systémique aux fondements de l'histoire familiale en cherchant à exprimer et faire reconnaitre sa racisation ce qui a le don d'activer le mode furieux chez la génération du dessus qui se se sent injustement accusée alors qu'elle se  pense comme « le parti du bon sens, de la paix, de la stabilité, du consensus, de l'équilibre » ; bref, du bien sous toutes ses formes. Véritable mur à toute volonté de changement ou de questionnement, elle accuse pourtant la jeune génération de ne pas savoir dialoguer normalement. La bataille des Anciens et des Modernes éclate, c'est hilarant et ça résonne fort. Une mystérieuse disparition va faire basculer ce petit monde sur pente glissante dans une spirale furieuse. Le « tenir-ensemble »  du foyer est manifestement à l'image de la société française :  précaire, fondée sur du déni qui pourrit, arbitrée par ceux qui ont la folie de ne douter de rien.

Invité à titre de voisin curieux dans ce huis-clos qui tourne au vinaigre, le public est embarqué dans une grande farce gore aux accents shakespeariens et aux airs de feuilleton policier  - un cocktail dramaturgique farfelu mais qui se tient - grâce à un dispositif de vidéo live qui lui permet d'entrer dans les dédales de l'intrigue par le trou de la serrure. Mais c'est un faux quatrième-mur : le plateau reste résolument théâtral et conscient de l'être, en assumant toutes ses ficelles, pour user et abuser du contrat truculent qu'il propose à la salle, un voyeurisme licencieux assumé, qui pointe une dimension du voir plus analytique : derrière le masque théâtral, il s'agit bien de présenter des phénomènes de discours et de domination qui engagent les spectateur·rice·s à se décoller progressivement de son amusement pour former son appréciation et son jugement.

Piéger les forces réactionnaires par les outils du théâtre est même le procédé intrinsèque de la composition collective de À ceux qui doutent. Par l'écriture de plateau, Yohann-Hicham Boutahar organise avec sa talentueuse équipe d'auteur·rices-interprètes la survivance müllerienne de deux grands classiques de la littérature mondiale, Hamlet et La Mouette, dont iels utilisent les arcs narratifs, la « sur-structure» et la force de révolte en guise de contracteurs d'enjeux pour raconter le conflit générationnel autour de l'antiracisme et de la pensée décoloniale en France. D'Hamlet, iels prélèvent le mensonge et le crime d'Etat, le déni de réalité,  la figure du spectre, l'hypocrisie des proches, la surveillance généralisée, le microcosme de la famille renvoyant au macrocosme de la société ; de La Mouette, iels prélèvent le discrédit des formes nouvelles,le pouvoir symbolique indexé sur les codes bourgeois,  la fatalité de l'échec, la main-mise de la classe dominante sur les moyens de production et de représentation , le statut ambigus des mères dans la reproduction de l'ordre dominant. La pensée décoloniale est ainsi portée par la puissance légitimante des œuvres théâtrales considérée par la culture dominante elle-même comme universelles. Les œuvres universelles deviennent ainsi le piège par lequel iels prennent la conscience de la nation des droits de l'homme et sa folie meurtrière.

À ceux qui doutent donne enfin à voir un plateau important et inclusif, c'est suffisamment rare pour être souligné. La dédicace du titre peut alors s'interpréter comme une adresse  aux sceptiques: à ceux qui doutaient que puisse exister un premier spectacle, aussi divertissant qu'intelligent, avec une équipe nombreuse, un important dispositif technique et scénographique, sur le sujet qui met le plus en colère les fascistes,  par les moyens d'une fiction écrite en commun,  par des personnes racisées et/ou sexisées, la preuve par le théâtre est faite. À bon entendeur !



Anne-Laure Thumerel, 24 septembre 2024
    


Distribution 

Texte collectif

Mise en scène Yohann-Hicham Boutahar

Collaboration à la mise en scène Bérénice Durand-Jamis, Yéshé Henneguelle

Jeu Jules Bisson, Elise Martin, Alexandre Prince, Alice Rahimi

Dramaturgie Yohann-Hicham Boutahar

Scénographie Yéshé Henneguelle

Création lumière Bérénice Durand-Jamis

Création sonore Thibaut Langenais

Costumes Alma Bousquet

Perruques et maquillage Sylvain Dufour

Vidéo live, jeu Lucie Demange, en alternance avec Anton Balekdjian

Administration, production, diffusion Contrepied Productions





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