♠TEXTE INAUGURAL
TIPHAINE RAFFIER
© Simon Gosselin
“Petit bonbon”
La Chanson, mon premier spectacle, a été créé en avril 2012 lors du festival Prémices. Nous avions alors trois dates dans la petite salle du Théâtre du Nord, à Lille : un graal. Dans l’heure qui suivit (la première représentation de mon premier spectacle), une personne qui exerce le métier de critique de théâtre me félicite chaleureusement et qualifie mon spectacle de “petit bonbon”.
Je ne souviens pas des détails de ma réaction j’ai certainement dû sourire et remercier poliment. Ce dont je me souviens, en revanche, c’est le sentiment d’échec qui m’a envahie en entendant ce terme « petit bonbon ».
Premièrement le terme « petit bonbon » ne correspond pas aux attentes que j’ai ni à l’image que je me fais du champ lexical d’un critique de théâtre professionnel. Première déception.
Deuxièmement il ne correspond pas au spectacle qui vient de se jouer. Pour que vous comprenez mieux le caractère inapproprié de ce terme il faut que je vous parle un peu de La Chanson.
La Chanson est un spectacle qui traite du mercantilisme du monde. Il parle du manque de sens dans la vie de trois jeunes femmes. Une vanité dictée par la ville dans laquelle elles ont grandi, ville simulacre pensée dès sa construction comme un empire de la consommation. Le spectacle tente d’évoquer le formatage de nos vies, la médiocrité des divertissements qui nous sont offerts et la violence d’une certaine normativité des corps, des rêves, des paysages, des existences. Il parle du Mainstream, le courant principal qui aspire et digère tout sur son passage. Il tente de dépeindre un système de domination intériorisé et reproduit à la lettre par ces trois jeunes femmes. Le spectacle se termine par un meurtre puis une catastrophe écologique qui finit par contaminer et rendre impropre à la vie tous les lieux décrits dans la pièce.
S’il s’agit d’une sucrerie le « petit bonbon » était à minima empoisonné.
Mais pourquoi l'expression « petit bonbon » m’a-t-elle autant déçue ou humiliée ? Ce n’était finalement qu’un compliment maladroit. Mon tortionnaire exprimait le plaisir qu’il avait ressenti, un plaisir sans doute sucré, éphémère, rafraichissant, acidulé comme un bonbon. Beurk beurk beurk me disais-je. N’ai-je travailler qu’à cela, un ouvrage de confiserie ?
Savait-il que les mots marquent les esprits, pire qu'ils déterminent les êtres ?
Savait-il que son qualificatif infantilisant m’enfermait dans le jardin d’enfant de la création ? Un critique doit avoir conscience qu’il manie une langue hautement performative, dangereusement performative. En ce sens les critiques de théâtre, et particulièrement ceux qui écrivent sur la jeune création, ont sur leurs épaules une immense responsabilité. Ils peuvent en deux mots transformer une pièce en une oeuvre d’art ou en une friandise.
Certes l'exemple est binaire et il y aurait bien plus à dire sur l’outillage analytique, le travail d’investigation et les références étayées qui constituent la rédaction d’une critique de théâtre.
Vitez écrit qu’« être artiste c’est justement penser et mettre en oeuvre sa pensée, ou bien agir et théoriser son action ».
Alors rêvons, soyons un instant idéalistes et ajoutons que le travail d’un critique de théâtre consiste à augmenter nos tentatives de mise en action. Les augmenter par prolongation ou contradiction mais les augmenter.
C’est à ce moment que je me demande si accepter d’être la marraine de cette revue dédiée à la jeune création m’exclut de la jeune création ?
J’espère que non. J’espère ne jamais en sortir…
Aujourd’hui le festival Prémices n’existe plus. Mais le mur qui constituait l’unique décor de La Chanson occupe toujours la petite salle du Théâtre du Nord. Cette saison j’ai décidé de remonter ce premier spectacle. La Chanson est devenue La Chanson (reboot). Peut-être pour savoir si dix ans plus tard le « petit bonbon » aurait toujours le même goût.
À observer l’application et le sérieux de cette nouvelle revue, je me dis que moi aussi j’aimerais que les détectives sauvages viennent augmenter mes spectacles.
Comme l’écrit Bolaño dans le fameux roman, « la poésie (la vraie poésie) est comme ça : elle se laisse deviner, elle s’annonce dans l’air comme les tremblements de terre que pressentent, à ce qu’on dit, certains animaux doués pour cela. » et Bolaño ajoute que « ces animaux sont les serpents, les vers de terre, les rats, et certains oiseaux. »
Alors chers critiques, soyez serpents, vers de terre, rats et oiseaux et indiquez nous que par ici ou par là la terre tremble parce qu’un poète, un metteur en scène, un scénographe, un costumier invente son geste.
La jeune création est une affaire sérieuse, ce n’est pas une confiserie.
Tiphaine Raffier est autrice, metteure en scène et actrice. Elle présentera lors de la saison 2022-2023 trois des spectacles au répertoire de sa compagnie La Femme coupée en deux (La Réponse des hommes, France Fantôme et La Chanson [Reboot]).
Elle créera en mars 2023 Némésis, d’après le roman de Philip Roth, au Théâtre de l’Odéon.
La tournée de ses spectacles de Tiphaine Raffier est à retrouver ICI.
Tiphaine Raffier est aussi la marraine de Détectives Sauvages.
Je ne souviens pas des détails de ma réaction j’ai certainement dû sourire et remercier poliment. Ce dont je me souviens, en revanche, c’est le sentiment d’échec qui m’a envahie en entendant ce terme « petit bonbon ».
Premièrement le terme « petit bonbon » ne correspond pas aux attentes que j’ai ni à l’image que je me fais du champ lexical d’un critique de théâtre professionnel. Première déception.
Deuxièmement il ne correspond pas au spectacle qui vient de se jouer. Pour que vous comprenez mieux le caractère inapproprié de ce terme il faut que je vous parle un peu de La Chanson.
La Chanson est un spectacle qui traite du mercantilisme du monde. Il parle du manque de sens dans la vie de trois jeunes femmes. Une vanité dictée par la ville dans laquelle elles ont grandi, ville simulacre pensée dès sa construction comme un empire de la consommation. Le spectacle tente d’évoquer le formatage de nos vies, la médiocrité des divertissements qui nous sont offerts et la violence d’une certaine normativité des corps, des rêves, des paysages, des existences. Il parle du Mainstream, le courant principal qui aspire et digère tout sur son passage. Il tente de dépeindre un système de domination intériorisé et reproduit à la lettre par ces trois jeunes femmes. Le spectacle se termine par un meurtre puis une catastrophe écologique qui finit par contaminer et rendre impropre à la vie tous les lieux décrits dans la pièce.
S’il s’agit d’une sucrerie le « petit bonbon » était à minima empoisonné.
Mais pourquoi l'expression « petit bonbon » m’a-t-elle autant déçue ou humiliée ? Ce n’était finalement qu’un compliment maladroit. Mon tortionnaire exprimait le plaisir qu’il avait ressenti, un plaisir sans doute sucré, éphémère, rafraichissant, acidulé comme un bonbon. Beurk beurk beurk me disais-je. N’ai-je travailler qu’à cela, un ouvrage de confiserie ?
Savait-il que les mots marquent les esprits, pire qu'ils déterminent les êtres ?
Savait-il que son qualificatif infantilisant m’enfermait dans le jardin d’enfant de la création ? Un critique doit avoir conscience qu’il manie une langue hautement performative, dangereusement performative. En ce sens les critiques de théâtre, et particulièrement ceux qui écrivent sur la jeune création, ont sur leurs épaules une immense responsabilité. Ils peuvent en deux mots transformer une pièce en une oeuvre d’art ou en une friandise.
Certes l'exemple est binaire et il y aurait bien plus à dire sur l’outillage analytique, le travail d’investigation et les références étayées qui constituent la rédaction d’une critique de théâtre.
Vitez écrit qu’« être artiste c’est justement penser et mettre en oeuvre sa pensée, ou bien agir et théoriser son action ».
Alors rêvons, soyons un instant idéalistes et ajoutons que le travail d’un critique de théâtre consiste à augmenter nos tentatives de mise en action. Les augmenter par prolongation ou contradiction mais les augmenter.
C’est à ce moment que je me demande si accepter d’être la marraine de cette revue dédiée à la jeune création m’exclut de la jeune création ?
J’espère que non. J’espère ne jamais en sortir…
Aujourd’hui le festival Prémices n’existe plus. Mais le mur qui constituait l’unique décor de La Chanson occupe toujours la petite salle du Théâtre du Nord. Cette saison j’ai décidé de remonter ce premier spectacle. La Chanson est devenue La Chanson (reboot). Peut-être pour savoir si dix ans plus tard le « petit bonbon » aurait toujours le même goût.
À observer l’application et le sérieux de cette nouvelle revue, je me dis que moi aussi j’aimerais que les détectives sauvages viennent augmenter mes spectacles.
Comme l’écrit Bolaño dans le fameux roman, « la poésie (la vraie poésie) est comme ça : elle se laisse deviner, elle s’annonce dans l’air comme les tremblements de terre que pressentent, à ce qu’on dit, certains animaux doués pour cela. » et Bolaño ajoute que « ces animaux sont les serpents, les vers de terre, les rats, et certains oiseaux. »
Alors chers critiques, soyez serpents, vers de terre, rats et oiseaux et indiquez nous que par ici ou par là la terre tremble parce qu’un poète, un metteur en scène, un scénographe, un costumier invente son geste.
La jeune création est une affaire sérieuse, ce n’est pas une confiserie.
Tiphaine Raffier est autrice, metteure en scène et actrice. Elle présentera lors de la saison 2022-2023 trois des spectacles au répertoire de sa compagnie La Femme coupée en deux (La Réponse des hommes, France Fantôme et La Chanson [Reboot]).
Elle créera en mars 2023 Némésis, d’après le roman de Philip Roth, au Théâtre de l’Odéon.
La tournée de ses spectacles de Tiphaine Raffier est à retrouver ICI.
Tiphaine Raffier est aussi la marraine de Détectives Sauvages.