FORTUNE / RÉCITS DE LITTORAL # 2
écriture, mise en scène et jeu
THÉO BLUTEAU et JENNIFER CABASSU
© Thierry Laporte
Vu au Théâtre 13 (Paris) dans le cadre du Festival Impatience - 13 décembre 2023
“Pas de barrage contre le raz-de-marrée néolibéral.“
Dans le noir quasi-complet, un bruit assourdissant sature l'espace sonore. On peut croire voir un mur se dresser face à nous. Une vague passe, à moins que ce ne soit quelque chose comme un rouleau compresseur.
Au son que ce phénomène produit, il n'y a pas de doute qu'il est furieusement dévastateur. Pourtant, quand la lumière revient, tout n'est que calme et volupté. Un grand voile blanc-crème est suspendu aux cintres au centre du plateau et s'écrase au sol jusqu'à l'avant-scène comme une grande page blanche découpant l'espace. Dans une très forte économie de signes, une tête de palmier suspendue dessine un extérieur à l'avant de la page et quelques éléments de mobilier dont un fauteuil planteur sont perceptibles en transparence à l'arrière, évoquant un intérieur sobre et élégant d'inspiration coloniale. Un homme et une femme apparaissent à l'avant-scène. Leurs corps semblent se découper sur la toile donnant l'impression qu'ils ont été parachutés là.
Lui, jeune blond typique des complexes de loisirs habite la posture du parfait beach boy: chemise à fleurs ouverte, short en jean moulant taille basse, sirotant pied-nus une vodka-coco avec le déhanché langoureux caractéristique et le regard fixé sur l'horizon qui commercialise la silhouette. Elle, a tout du type féminin diabolique de film noir : brune, langoureuse, mystérieuse, séductrice, impeccablement maquillée et coiffée, chemisier et pantalon fluides, tongs à talons. Elle maîtrise parfaitement le voir et l'être vu : elle fend l'air, consciente que son passage fait spectacle, observe et capture du regard ce qui l'intéresse, en l'occurence ce corps masculin sexualisé et cristallisé dans ce look de plage digne des meilleurs catalogues de séjours en mer. En femme-fatale, elle l'attire dans ses filets selon des méthodes stéréotypées mais néanmoins efficaces : elle fait irruption à ses côtés pour prendre un verre, minaude subtilement, ne dévoile rien de son vrai nom et de ses plans, flatte son courage face aux serpents et lui donne l'occasion de se livrer. Opération-séduction réussie : il lui dit tout et c'est elle qui en fait part au public.
Dans un régime d'énonciation paradoxale qui passe alors au « tu », on voit alors la scène où il se raconte comme s'il elle savait déjà tout, selon un mystérieux coup d'avance sur nous et sur lui, qui nous la rend trouble. Ce passage au « tu » permet de dessiner d'emblée deux qualités de présences dramaturgiques, l'une dramatique, l'autre épique-brechtienne, formant du « jeu », au sens mécanique du terme, qui donne à voir l'enchâssement d'un cadre fictionnel dans un autre : lui, au même titre que le public, est encastré dans la situation de « la romance », il évolue selon un temps linéaire au sein duquel il fait évoluer ses actes et ses pensées ; le temps a un effet sur lui, il est dedans ; elle, tel un agent fictionnel double, est capable d'avoir un pied dans la temporalité de la situation et un pied dans la temporalité de l'auctorialité : elle peut suspendre et/ou accélérer le temps ou encore le décrire, le voir passer. Elle maîtrise et organise le « faire scène ». Ce procédé de distanciation lui donne un surplomb, introduit un effet d'étrangeté qui rend la scène sous nos yeux suspecte et désigne la jeune femme comme actrice-observatrice de la fiction interne (la romance) et actrice-autrice d'une fiction-cadre qui nous échappe. Cette utilisation de la deuxième personne du singulier n'est pas non plus sans faire écho à la caméra subjective et à l'utilisation de la voix-off dans le genre du film noir ou au décollement narratif propre à « l'écriture courante » durassienne : elle entretient un certain suspens et un effet d'accélération qui nous met sur la trace active d'éléments perturbateurs à la fiction qui nous est donnée à voir, dont on sent bien qu'elle n'a pas grand intérêt pour elle-même mais dont on peine à savoir ce qu'elle cache, pour le moment.
Mi-suédois, mi-français, héritier de colons français en Indochine, lui, Svänte, a grandi à Bangkok et vit sa vie d'expatrié en Thaïlande, où la fortune familiale lui a permis d'accomplir sa vocation d'éleveur-dresseur d'orques grâce à l'acquisition du delphinarium de Phuket où il est parvenu à devenir une mini-star du milieu aux côtés de l'orque fétiche des touristes, Rocky. Mais il a tout perdu : la côte thaïlandaise a été ravagée par le tsunami qui a emporté le delphinarium et Rocky. Miraculé de cette catastrophe, il noie son traumatisme au comptoir du Dolphin Bar, miraculeusement épargné lui aussi, sur le bord de mer sri-lankais où il a été appelé il y a quelques jours pour servir d'interprète pour des journalistes. Nous sommes en 2004. Elle, est française, se fait appeler Wei-Wei, ne peut rien dire de sa mission au Sri-Lanka mais malgré les 250 000 morts que le cataclysme a laissé derrière lui, elle a une bonne nouvelle à fêter et souhaite simplement se récompenser dans le seul bar « typique » sri-lankais de la côté resté debout par un moment agréable en compagnie du jeune homme, qu'elle désigne comme son porte-bonheur (son « fortune cookie ») et qu'elle attire à son bungalow pour avoir un rapport sexuel. Ce bungalow devient leur oasis d'amour, un espace-temps à part « à la lisière du désastre et de la vie normale ». C'est sur cette démarcation symbolique que s'organise l'équilibre virtuose de la dramaturgie de FORTUNE récits de littoral #2.
À force de menus détails sur le véritable visage de Wei-Wei et sur la teneur de sa mission au Sri-Lanka, la bulle à l'eau de rose éclate aux yeux des spectateurs et ne sent plus très bon la fleur. Le poncif de l'idylle n'apparaît en réalité que pour ce qu'il est : un écran de fumée, un divertissement mis en scène pour faire oublier le hors-scène. La dramaturgie fonctionne par drop d'indices déposés mine de rien dans le spectacle debordien de «la passion sous les tropiques» afin de conduire les spectateur·rice de l'autre côté de la crête symbolique du récit, du côté du désastre. De ce côté démystifié du drame, le regard est enfin « désenfumé », il est capable de voir à l'oeuvre le déferlement d'une vague invisible, silencieuse mais néanmoins destructrice qu'aucun barrage ne semble pouvoir arrêter : le rouleau-compresseur néolibéral. Il pourra décrypter la manigance fictionnelle de la fable hypnotique du « sex on the beach » et comprendre le jeu auquel se livre Wei-Wei depuis le début qui consiste à se placer au mieux dans la course des profiteurs d'apocalypse. En effet, comme a pu le montrer l'essayiste canadienne Naomi Klein dans La Stratégie du Choc, les grands effondrements politiques ou climatiques sont des temporalités idéales pour l'investissement, car les Etats sont affaiblis et laissent alors la voie libre aux logiques ultralibérales les plus agressives, qui permettent aux grands capitaux d'assoir leur vision de l'organisation sociale et économique sur les territoires en ruines et de les annexer, par la force du marché. Cette technique de domination culturelle et économique est aux fondements du néocolonialisme. La page blanche est donc une stratégie économique, une « opportunité à saisir voire à anticiper voire à provoquer pour les esprits rapaces ultralibéraux. Wei-Wei se réjouit que le littoral sri-lankais ait été naturellement déblayé de ses habitants et de sa culture locale car il présente des ruines propices à exploiter pour sa « mission ». Le·la spectateur·rice, installé·e maintenant dans une certaine posture d'analyse critique, pourra constater que le grand anonyme de cette histoire n'est autre que le peuple sri-lankais. Iel verra un principe de déshumanisation par le profit à l'oeuvre jusqu'au c?ur même de la relation intime entre Svänte et Wei-Wei, qui se révéleront finalement, plus encore que par le sexe, unis par les valeurs de la classe dominante néocoloniale.
Tandis que Wei-wei s'affaire à être au bon endroit au bon moment et rêve à la valeur-ajoutée de Svänte dans ses projets d'investissement, Svänte se noie dans ses souvenirs traumatiques de la vague et disparaît, laissant le bungalow se décomposer au contact de l'humidité et des blattes tropicales. Mais le temps que nous voyions la putréfaction apparaître, Elle est déjà loin, insaisissable, inarrêtable, en train de jouer un nouveau coup d'avance pour mettre des populations entières devant le fait-accompli dans un autre espace-temps. Les deux acteur·rices-auteur·rices nous servent avec une jouissance cynique la pourriture morale de ces agents du capital que rien, pas même une vague de 35 mètres de eau, n'écarte de la loi du profit. Bien au contraire. Jennifer Cabassu, parfaite en agent-double théâtral, et Théo Bluteau, délicieusement critique sous les traits du bourgeois-des-mers en mini slip rouge taille basse, semblent avoir opté pour une stratégie dramaturgique du choc en laissant monter en nous une ultime vague, la vague de dégoût.
Anne-Laure Thumerel, 1er février 2024
Le texte Fortune/récits de littoral #2 est publié aux éditions Komos.
Distribution
écriture, mise en scène et interprétation Théo Bluteau et Jennifer Cabassu
Regard extérieur Nans Laborde-Jourdàa
Scénographie Cassandre Boy
Construction ébénisterie Pascale Lasbley
Création lumière Gautier Devoucoux
Bande originale : composition, sound-design, enregistrement, mixage et synthétiseurs Thomas Buni | Interprétation (saxophones, piano, batterie et percussions) Adrien Soleima