TENIR DEBOUT
conception
“Une miss s’éclipse“
Tenir debout s’inscrit dans un sous-genre du théâtre documentaire que Suzanne de Baecque nous aide elle-même à définir : le théâtre de restitution. Exercice qui ne suppose en principe aucun écart. Sauf qu’ici, pour une fois, l’art théâtral vole à la quête appliquée du réel son écharpe blanche.
Ce retour scénique sur expérience (ici celle d’une immersion dans le concours Miss Poitou-Charentes) se distingue à la fois des spectacles choisissant délibérément leur objet d’étude (comme les enquêtes de Rimini Protokoll) et de ceux qui semblent prolonger le vécu (le Strip de Julie Bénegmos et Marion Coutarel, par exemple). En effet, cette « aventure Miss France » comme le veut la formule foucaldienne (celle du présentateur) semble être autant pour Suzanne de Baecque une investigation mue par la curiosité qu’un acte sincèrement investi. Fort de cette ambiguïté qu’il ne résout jamais, Tenir debout échappe aux potentiels écueils descriptifs et démonstratifs de son projet et redonne à la scène sa plus grande force politique : celle d’être un lieu où restitution rime avec libération. Car si les entretiens collectés par l’artiste restent constamment théâtraux, c’est qu’ils ne sont jamais employés comme documents, comme preuves et comme effets de réel que la représentation s’emploierait solennellement à faire apparaître et à préserver. Ils deviennent ici pure matière à jouer, au sens butlerien de ce qui ravive et transfigure d’un même geste.
Ou plus exactement d’un même coup de cravache. Car cet instrument, employé au départ par la coach des miss (les prémisses du concours se déroulent dans un centre équestre, et le bâton vient grossir avec burlesque l’aliénation des corps) signale autant la fabulation théâtrale dans laquelle dérivent les deux interprètes que sa loi la plus honnête : le théâtre devient chez Suzanne de Baecque un lieu qui cravache les images, qui mène la vie dure aux surfaces glacées, qui les décolle jusqu’à-ce que l’humanité qu’elles dissimulaient et pétrifiaient reprenne vie. C’est cela qui opère dans Tenir debout, qui n’est jamais un espace critique cherchant à afficher l’instrumentalisation des corps sans se risquer lui-même à les soustraire aux discours, mais une zone nue (sol blanc oblige) qui substitue au régime de l’extériorité qui régit Miss France une scène de l’intériorité retrouvée.
Jamais les témoignages, où les miss racontent l’origine de leur candidature, ne viennent donner une signification définitive à leur décision. C’est le cas par exemple de Lolita, issue d’une lignée redoutée, dont la participation n’est pas narrée uniquement par celle-ci comme un désir d’affranchissement familial, social ou corporel, mais comme un acte finalement pluriel et indémelable, un élan qui conserve sa part d’irréfléchi. Aucun récit ne devient alors porteur d’une cause, au rebours de ce concours qui force chaque femme à en exposer une. C’est leur balbutiement, leur secret préservé qui donnent à Tenir debout une singularité d’abord esthétique. Car le jeu de Suzanne de Baecque et Raphaëlle Rousseau ne s’apparente ni à une imitation, ni à une interprétation, mais plutôt à une connexion performative avec les mots qui cherche d’abord à leur redonner un mouvement, à restituer leur énergie trouble.
Les paroles que la comédienne et metteure en scène juxtapose (dans des théâtralités qui se renouvellent pour aller vers l’épure bouleversante du texte lu) sont moins reliées par leur sens que par leur énergie. Dans le récit des quatre femmes, « mélange de grande violence et de rêverie » comme l’exprime l’artiste dans sa note d’intention, l’envie de participer au concours n’est pas temporalisée comme un projet déterminé, dont les futures miss auraient intentionalisé la finalité. Elle nous apparaît plutôt comme un point de bascule, comme une bifurcation dans leurs parcours, comme une réimpulsion, une précipitation parfois indéfinissable de leurs existences dont le dispositif de Suzanne de Baecque préserve la pure vitalité. Alors, Tenir debout ne vient pas seulement décentrer nos regards en nous présentant Miss France autant comme une aliénation que comme une réappropriation possible des corps. Le dissensus que provoque le spectacle est moins d’ordre moral que politique, car il oppose à la vision d’un concours dominé par le paraître et le sans-âme sa qualité d’événement corporel et psychique dans ces vies féminines où il semble susceptible de révolution. Et si le plateau moque bien quelques images (notamment lors de cette séance de pose qui tourne au crépage de sèche-cheveux), c’est surtout cette vitalité intérieure éclipsant le cliché qui finit par prendre toute la place. C’est sans doute pourquoi la robe à paillettes de Suzanne, annonciatrice d’un grand défilé final au grand potentiel parodique, reste finalement sur cintre.
Pierre Lesquelen, 19 septembre 2022
Distribution
Mise en scène et interprétation Suzanne de Baecque
Interprète et chorégraphe Raphaëlle Rousseau
Conception lumière et vidéo Thomas Cottereau
Création Vidéo Manon Sabatier
Costumes Marie La Rocca