L’AMOUR DE L’ART


conception


STÉPHANIE AFLALO






© DR


Vu au Studio Théâtre de Vitry, lieu de création - 18 septembre 2022 


                                    

“Rétroversion des goûts et des couleurs“



Le langage et ses dérives autoritaires, au cœur de la précédente « récréation  philosophique » de Stéphanie Aflalo qui travaillait avec Wittgenstein, n’est en fait pas très loin de ce deuxième volet dédié à l’image, conférence peu gesticulée mais pleine de rétroversions.

En effet, ce sont les « penchants dominateurs » de la langue sur la peinture et plus généralement sur l’expérience du voir (comme le formule récemment Daniel Payot dans un essai sur les rapports de l’art et du discours*) qui sont au cœur de cette expérience théâtrale de déconstruction. Après un prologue préventif, qui nous renseigne surtout sur le degré d’investissement corporel égal à zéro des deux conférencier.e.s (Stéphanie et Antoine) et sur leurs innombrables handicaps rétroversifs, après les réglages à vue du vidéoprojecteur qui lui aussi définit son cadre, un « d’art d’art » à hauteur d’enfant, c’est-à-dire une conférence sur l’art où le discours ignorant est susceptible de savoir, peut enfin commencer.

Au départ, L’Amour de l’art joue beaucoup sur le potentiel comique d’une situation où le langage, « appareil de compréhension » de l’œuvre comme le définit Payot, vient plaquer (définition bersgonienne du comique) beaucoup de mécanique sur le vivant inquiet et intraduisible de l’image. Qu’il transforme une nature morte en panier de fruits nomenclaturés ou un Caravage en œuvre marxiste et féministe ternie par ses tissus nobles, le langage sans vergogne de Stéphanie et Antoine semble grossir au départ la dérive discursive de notre rapport à l’art. Relation à l’art qui, selon Didi-Huberman, tend à replier outrancièrement le « visible sur le dicible » ou, selon Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot, finit par imposer une dictature de la digérabilité purgeant la complexité du visible sur des post-it à messages.

Cependant, il semble peu à peu que le surplomb des deux conférencier.e.s sur ces œuvres renaissantes, que leurs lasers rouges pointent machinalement, soit infléchi par la relation plus individuante (concept phare de l’ « Esthétique de la rencontre » de Zhong Mengual et Morizot) qui s’établit entre eux et la galerie de vanitas qu’ils observent alors. Leur parole n’organise plus une connaissance dérisoire ou erronée de l’œuvre mais la déplace, la tord, l’augmente. La réalité métaphysique du tableau, dont le langage semblait s’être saisi pour ne plus la voir (« souviens toi que… »), paraît désormais le hanter. La linéarité raisonnée de la parole ne s’oppose plus à l’immédiateté foudroyante de l’image. Celle-ci, en croyant dompter le crâne et son sablier mortuaire, rend en fait justice à sa profondeur inabordable en le submergeant de souvenirs inadaptés (sur des enterrements tragi-comiques, des restaurants douteux…) Cette repoétisation de l’image par la malpropreté de la parole pourrait sans doute aller plus loin afin que le plaisir amusé ne l’emporte pas sur le trouble qui pointe son nez à la fin du spectacle, lors d’une scène oignonesque qui engage le passé des deux corps raidis.

Mais le sillon esthétique que creuse Stéphanie Aflalo dans ces récréations philosophiques (qui compteront encore deux numéros) est si singulier et si solide dramaturgiquement que l’on excusera une proposition plus ouvertement clownesque que la précédente (Jusqu’à présent, personne n'a ouvert mon crâne pour voir s'il y avait un cerveau dedans). C’est un théâtre apparemment postdramatique, car narguant les grosses machines optiques, que prolonge l’artiste dans une analogie finale entre scène et peinture. Et ce après une ultime rétroversion des regardants et des regardés, qui nous fait affronter l’incongruïté de notre présence devant un théâtre du rien à voir, ou plutôt une scène conçue radicalement comme prolégomène au voir. Sauf que le spectacle se rebelle aussi contre son propre héritage postmoderne, contre ce « théâtre d’images » qui instrumentalisait finalement le corps pour les besoins du tableau vivant, de l’image choc, sous couvert de radicalité performative. C’est à un théâtre qui n’appartient plus aux « héros du voir » qui le fabriquent ou le regardent (cf Estelle Zhong Mengual), mais à celles et ceux qui entrent humblement en relation avec l’irréductible de l’image, que semble rêver cette deuxième récréation politique de Stéphanie Aflalo.



Pierre Lesquelen, 19 septembre 2022
    

Distribution

Mise en scène
Stéphanie Aflalo

Ecriture et jeu
Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier



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