L’autostop ou la relance du théâtre
Mao est un jeune homme décédé. La famille et les ami.es se rassemblent en son hommage. On évoque l'amitié du ballon, mais aussi le lien distendu entre les générations -des comoriens et des sénégalais de la deuxième génération depuis l’arrivée en France-, les enfants qui ne se connaissent pas et qui se font la guerre entre les blocs. Nous sommes loin du CNSAD et des milieux d'où viennent habituellement ses élèves. L'écart se fait sentir. Cette scène n’est pas écrite, elle est rejouée sur la base d’un enregistrement. Une voix ensuite rapporte le contexte de cet enregistrement et livre le principe de ce spectacle présenté en janvier à la MC93, conçu et mis en scène par Simon Roth, avec une partie des acteur.ices de sa promotion au conservatoire. À la suite de Chronique d'un été de Jean Rouch et Edgar Morin, Simon Roth et l'équipe des acteur.ices ont réalisé des entretiens au cours d’une traversée en stop de la France, de Nantes à Marseille. Le spectacle rend hommage à ces rencontres en partageant les fragments de vie, les anecdotes au charme incongru, et les sagesses pratiques récoltées au gré du hasard.
Le stop n'est plus guère pratiqué. Vous ne savez pas quand vous arriverez à destination. Il faut attendre le bon vouloir d'un inconnu, avec qui on cherchera péniblement à meubler les dizaines de minutes ou les heures qui suivent. Pourtant, quasiment toutes les expériences de stop démentent ces craintes. L’autre là, supposé.e ennuyeux ou menaçant.e, a toujours quelque histoire, joie ou amertume à partager pourvu qu'on lui tienne compagnie. Les clichés se déjouent au détour d'un carrefour, on s'était fait une fausse idée. Il suffisait d'aller voir. Un geste, un rien, une parole surprennent. On aimerait trouver une telle magie quand on va y voir au théâtre. Qu'une promotion du CNSAD se soit emparé du stop avec joie et succès -le spectacle à la MC93 est une recréation d’un projet de fin d’études- n'est peut-être pas insignifiant quant à une morosité et une asphyxie dans le cursus de formation en théâtre en France. Toutefois, l'équipe dans la virée n'a pas abandonné ses bagages. Le spectacle est une confrontation méthodique des techniques du jeu théâtral avec cette matière.
Qu’apporte alors le passage à la scène d’une matière filmique ou sonore ? Un charme indéniable du spectacle tient à la maîtrise technique des acteur.ices, à la réalisation fascinante d’un reenactement millimétré, contraint par la superposition à l’enregistrement. C’est un reenactement d’un genre particulier, puisque ces confidences imprévues sont de l’ordre d’un extraordinaire ordinaire. On ne peut ici en dire que des généralités, il en va de la tension laissée dans une existence par une vocation manquée, un amour présent ou disparu, une décision à venir pour résoudre une situation intenable. C’est l’étonnement face à une vie singulière que fait rater toute idéologie politique ou sociologique. Le spectacle parvient-il à nous faire entendre une parole dont l’apparition les a surpris.es et ému.es ? Le théâtre peut-il répéter ces miracles ordinaires ?
Simon Roth a choisi la voie la plus sûre, la plus scolaire aussi peut-être. Il explore par une combinatoire quasi systématique la palette des moyens théâtraux à leur disposition. On peut tout d'abord rejouer la scène, puis regarder l’enregistrement projeté sur un écran, et faire circuler le regard du spectateur de l'un à l'autre. Il s'agit alors pour chacun.e d'évaluer la différence des effets : le film solliciterait la curiosité sociologique, tandis que pour la mise en scène, la pauvreté d'un plateau de théâtre ouvrirait toujours à une variation imaginaire de la situation exposée. Le spectacle examine ensuite les rapports mixtes scène/enregistremen : en mode lipsync, l'acteur.ice conserve la gestuelle de l'interviewé.e, ou au contraire, trouve sa propre gestuelle. Ou bien l'acteur.ice conserve la gestuelle mais parle dans son propre phrasé. Après une série d’expositions naturalistes minutieuses, la déformation d’un entretien dans le style de la comédie musicale surprend et nous fait respirer d’autres nuances. Une scène stupéfiante en particulier, où une discussion entre un enfant et ses parents sur une méthode de contraception dite naturelle vire au clash générationnel, brassant tous les thèmes brûlant des discussions de comptoir en famille. Les gueulantes échangées s'harmonisent, sur fond d’un chahut transformé en chœur. Ce devait être aussi leur surprise, à être invité à un verre pour finalement assister à une scène pareille. Le sérieux du témoignage s'accompagne du plaisir évident pris au jeu par les acteur.ices, et d’un enthousiasme communicatif lors des épisodes chantés, notamment avec un tube musical invitant le public à s’essayer au stop à son tour. L’esquisse de gestuelles hip-hop indiquent aussi les pistes d’une réappropriation de ce temps vaquant passé à lever le pouce.
Le traitement méthodique et la centralité des performances techniques posent quelques enjeux cruciaux. Les modes de reproduction/réappropriation, tant pour la gestuelle que pour la voix, proposeraient un protocole d’examen de nos habitudes d’anticipation des situations et des caractères. Quelle forme de sensibilité présupposons-nous à telle ou telle forme d’incarnation ? Quels gestes, postures de corps, intonations, nous font supposer, bien malgré nous, du volontarisme, de la malice, du courage ou de la veulerie? Mais nous nous demandons si la fascination et le plaisir pris à la magie du jeu théâtral ne s’opposent pas à une telle expérience du spectateur. L’approche méthodique de Simon Roth dessine aussi par contraste une possibilité non explorée, où les techniques de jeu dans leur maîtrise se confronteraient à leur limite. Peut-on mettre en scène de deux manières différentes une même parole enregistré? Là où le théâtre a très souvent été un jeu avec la contrainte d'un texte écrit, qu'en est-il d’une parole enregistrée?
Cette méthode ne détermine pas cependant la logique du spectacle. Le choix a été fait à la fois d’aborder avec systématicité le travail sur les enregistrements, et de garder dans le déroulé du spectacle une fidélité à l’aléas du stop. D’où un spectacle buissonnant dont les éléments pris isolément relèvent d’un traitement unifié. Est-ce là une explication à la difficulté ressentie dans le rythme général et les transitions, qui pâtirait d’une telle tension entre la logique du spectacle et la logique des scènes ? Peut-on choisir une structure formelle pour exposer l’exploration systématique des moyens du jeu, et conserver au spectacle la dispersion propre à cet enchaînement de surprises et de rencontres informelles ?
Le spectacle par endroits réfléchit sa propre démarche, notamment lors d’une discussion enregistrée sur l’extractivisme en art : comment ne pas faire naïvement du théâtre dans une école nationale et un théâtre public à partir de situations et de vies qui se construisent contre et à distance d’une police et d’un racisme d’État ? A l’inverse, comment ne pas répéter une opposition statique entre État et société civile ? Et sur le plateau même, comment ne pas répéter une opposition entre elles et eux, ces gens qui ont parlé de leur vie et qu’on a mis en scène, et elles et eux, ces acteur.ices qui vivent aussi leur vie ? La maîtrise technique est ici encore en question, dans cette distinction entre l’acteur.ice et son autre qui joue sa vie sans maîtrise.
William Fujiwara, 8 février 2023.
Distribution
Conception et mise en scène Simon Roth
Assisté par Servane Dècle
Avec Marushka Jury, Saïd Ghanem, Bénicia Makengélé, Lucie Mancipoz, Richard Legall, Geert Van Herwijnen, Rony Wolff, Chloé Zufferey et en vidéo Martin Campestre
Scénographie Céline Atallah, Joséphine Grillet
Décors Ateliers du CNSAD, Franck Echantillon
Costumes Tifenn Morvan
Fabrication des masques Roxane Malouine-Ronot
Images Simon Roth (2017) et Anna Darcueil (2021)
Son Arnaud Beauvoir
Montage César Simonot
Régie générale Hervé Dilé
Création son Marion Cros
Création lumière Jessica Maneveau