“D'Erdal au Dengbêj“
Avec Erdal est parti, Simon poursuit un théâtre documentaire qui ouvre l'espace du jeu et de la reprise dans la fidélité et la présence constante de son modèle.
Une jeunesse en été glanait des fragments de vie récoltés au cours d'une traversée de la France depuis Nantes et la ZAD de Notre-Dame-des-Landes jusqu'à Marseille. Simon Roth s'attache ici à faire entendre un même récit, celui d'Erdal, kurde et exilé, qui charrie d'autres difficultés et enjeux, à la fois les représentations imaginaires de l'exilé.e, les distorsions par l'hégémonie culturelle d'extrême-droite, et la disparition entre les deux de la singularité d'une vie, ce que faisait apparaître admirablement L'histoire de Souleymane.
La singularité de la vie d'Erdal amène à compliquer cette première description. Kurde, et se reconnaissant turc, exilé et ayant grandi en Suisse en tant que réfugié politique et aspirant à rester en Europe, Erdal est parti loin, ou à côté, de ces catégories dont une vie doit trouver la manière de les superposer. C'est par le jeu des écrans où se projettent un entretien avec Erdal, la lecture d'une de ses lettres sur la réalisation du spectacle, mais surtout dans l'interprétation du personnage Erdal par Bénicia Makengele, Ramo Jalil, Richard Dumy et Saïd Ghanem que la vie d'Erdal résonne dans d'autres corps et avec d'autres histoires. Reprendre les mots d'Erdal, sa gestuelle sur fond de son image, l'incarner à part entière, ce sont des variations déjà éprouvées dans de précédents spectacles mais qui ici touchent particulièrement juste, car elles permettent de faire entendre à la fois la singularisation et la typification que la scène produit sur la figure d'Erdal, comme nom générique. La résonance d'une vie dans une autre peut être explicite, avec Saïd Ghanem qui rappelle la solidarité entre kurdes et amazighs, dans la confrontation commune aux empires et aux états-nations. Elle est latente mais évidente dans les corps, par le travail chorégraphique, où devient manifeste que l'histoire d'Erdal les anime, et ainsi de nous.
Dans son absence, par ces différentes médiations, Erdal leur parle, nous parle. Il le fait depuis le début du spectacle, voire depuis l'origine de la possibilité de ce spectacle, comme le met en scène Simon Roth. Cette mise en récit gagnée sur la timidité dit avec persuasion et douceur la violence de la langue. La scène se joue à un poste-frontière de la Grèce. Après un interrogatoire dans un anglais laborieux, un individu - est-il turc, syrien, kurde du kurdistan turc ou kurde du kurdistan syrien ? - soudain s'exprime en français. Ce qui jaillit immédiatement et nous explose à la figure, c'est à la fois l'intimité d'une langue – apprise par la vie commune, non dans les manuels- le fait de l'avoir fait sienne, de pouvoir s'y exprimer, y exprimer sa colère et l'injustice, tout autant que ce qui est refusé à son locuteur, à savoir l'identité politique de citoyen, et les droits qui s'y rattachent.
Au début du spectacle, dans les réminiscences des jeux de l'enfance, de la présence près du troupeau, ou de la violence insoupçonnée que les enfants absorbent du climat politique ambiant, Erdal évoque le Dengbêj, une tradition musicale où est contée sur un motif musical improvisé une histoire de travail, d'amour, un bout de vie. C'est une histoire qu'il a pu écrire lui-même, mais la tradition veut qu'on apprenne les histoires des autres avant de raconter la sienne, et qu'ainsi on dessine une trame commune. C'est aussi cette forme esthétique, qui réélabore les affres de la parole, qui pourrait être un modèle de ce que trament ensemble Erdal et Simon, qu'interprètent Bénicia, Ramo, Richard et Saïd.
William Fujiwara, 11 avril 2025.
Conception et mise en scène Simon Roth
D'après une idée originale d'Erdal Karagoz
Avec Bénicia Makengele, Ramo Jalil, Richard Dumy, Saïd Ghanem, Simon Roth
Scénographie et costume Emma Depoid
Création lumière et vidéo Simon Anquetil
Création son et régie générale Foucault de Malet
Stagiaires assistanat à la mise en scène Mathilde Hur, Sasha Paula