LA GRANDE MARÉE


conception


SIMON GAUCHET






© Louise Quignon

Vu au Théâtre de la Bastille - 16 novembre 2023

                                    



“La maïeutique du pli“




L'aventure de La Grande Marée commence par le repos. Loin de l'imagerie conquérante et virile des grands explorateurs des siècles précédents, le point de départ de la magnifique expédition sensible et onirique imaginée par Simon Gauchet et Martin Mongin consiste à installer interprètes et spectateur·rice·s dans un état de rêverie consciente, à bord d'un vaisseau imaginaire, qui n'est autre que le bâtiment théâtral lui-même. 

À l'entrée du public, les quatre interprètes sont étendu.e.s sur une grande toile d'opéra peinte de bleu et parsemée de taches blanches. On croirait qu'iels flottent comme des nénuphars au beau milieu de l'océan. Lorsqu'iels s'éveillent calmement, iels inscrivent à l'éponge humide sur le mur noir du lointain leur axe de travail ou plutôt leur « ligne de vie » pour reprendre le vocabulaire marin :  «  essaie de te souvenir ou à défaut invente ». Le théâtre de la Bastille ainsi baptisé devient un grand vaisseau dont la machinerie est révélée et sublimée, et qui laisse résonner la voix des marins du XIX siècle qui travaillèrent à développer les systèmes de hissage des décors et tout le langage technique ( et mystique!) qui lui est associé. Avant que de lever les toiles, l'équipage racontent leurs rêves à l'auditoire ; moins pour entamer un récit thérapeutique que pour faire l'exercice quasi-physique de « muscler » la mémoire des rêves, envisagés comme des traces d'un moi-caverneux, source de narrativité brute, intuitive.

Grâce à cette spéléologie intime, iels font remonter à la surface des images et détails insoupçonnés qui ont  la force performative de nous les donner à voir comme des êtres traversés, comme des corps-surfaces couvrant des profondeurs mystérieuses, une verticalité invisible, recelant de multiples paysages à arpenter et d'histoires incontrôlées à raconter. La démarche est belle et donne une clé pour la suite de l'aventure : l'axe de lecture de cet objet théâtral est vertical ; on creuse, on plonge, on fouille, on s'enfouit, on s'immerge, on considère toute chose dans son épaisseur.  L'équipe manipule à vue de grandes toiles peintes comme deux grandes marionnettes symboliques qui ont leur dramaturgie propre et qui font évoluer les paysages au creux desquels l'équipe cherche à évoluer. On les voit tour à tour être pris dans une vague vertigineuse, une toile de bateau gonflée par le vent, un vaisseau fantôme, une grotte, un décor d'opéra et des formes plus abstraites. C'est le « décor vivant » qui génère le récit enveloppant dans lequel les interprètes viennent  creuser ou s'enfouir.

L'équipage de La Grande Marée semble s'inscrire dans une volonté de déployer la figure politique du·de la « diplomate » (Baptiste Morizot), opposée à celle du  « maître et possesseur de la nature », considérée comme la souche idéologique de maintes catastrophes passées (et à venir). L'être-diplomate-au monde suppose de se laisser toucher, émouvoir, et transformer par les histoires des lieux et des espèces qui fourmillent de vie et qui ne sont donc pas à envisager comme des décors ou de la ressource pour l'activité humaine. Il s'agit de politiser l'émerveillement et de renouer avec des axes de résonances (Hartmut Rosa) qui nous lient aux autres corps, aux objets, à nous-mêmes, aux lieux, au passé et enfin sortir d'un rapport muet au monde, paralysant et aliénant. Pour nos quatre aventurier·e·s-interprètes c'est un exercice de corps et d'esprit très concret qui prend  sens dans une quête politique et poétique, celle de la bifurcation.  Prendre les petits ruisseaux de traverses, fouiller les cavités, les plis et replis, chercher à être émerveillé, c'est-à-dire touché, ému et en résonance par ce qu'on trouve, imaginer l'histoire des corps mous (qui n'ont laissé aucune trace dans l'histoire), est en-soi, une quête, un changement de paradigme, dont le théâtre peut être l'un des outils. Toute l'équipe semble activement au service de cet état-au-monde englouti, pénétré, appartenant aux choses, et donc, par définition non-conquérant, non-dominant, en quête d'une fiction-souche plus désirable que celle qui nous emmène de manière liénaire et effrayante d'une catastrophe à une autre.

Simon Gauchet et Martin Mongin installent ainsi de manière assez méthodique une dramaturgie que j’appellerais « processuelle ». Ils restituent le temps de la séance théâtrale le processus de pensée et de recherche qui a uni tout l'équipage artistique dans la quête d'une fiction suffisamment désirable pour nous faire bifurquer ou par laquelle se laisser engloutir. Dans ce type de dramaturgie, le processus de création prime, les interprètes sont au service de celui-ci, le vive, l'ont vécu et peuvent le raconter comme le ferait n'importe quel·le explorateur·rice. Ce procédé dramaturgique est tendu par une volonté de comprendre, de découvrir et d'être transformé dans la vie par le théâtre. Il y a d'abord, cette discipline d'auto-exploration, de se prendre soi-même comme une grotte, posée dès le début de la séance.  Puis l'exploration du passé par l'enquête documentaire ; tombant sur un article datant de 1989 écrit par Brigitte Salino, journaliste « bifurcante »,  qui relate sa rencontre avec deux anthropologues et sociologues allemands ayant travaillé sur la façon dont les mythes, qu’ils soient inventés ou réels, façonnaient notre inconscient collectif, nos explorateuri·rices se lancent sur leurs pistes.  Ces chercheurs allemands s'apprêtaient à mener une expédition à la recherche de l’Atlantide (île mythique dont l’engloutissement a été évoquée par Platon) afin de recueillir l'imaginaire qui surviendrait à l'esprit des personnes en contact avec ce territoire réel. Selon leur thèse, l’engloutissement du continent disparu serait « la catastrophe initiale » et l'acte fondateur de notre potentielle attirance pour la destruction.

Cette expédition fut avortée et n'a eu aucun écho, subissant un mauvais timing : le mur de Berlin était tombé et une autre histoire que celle de la compréhension des catastrophes allait commencer. L'équipe réactive cette expédition avortée par le processus de création qui les, a de fait, emmené loin des théâtres pour aller au contact de territoires que la mer recouvre ou a recouvert, des Atlandide bis : l’île de Santorin, la rade de Lorient, la baie du Mont Saint-Michel, les grottes marines du Cap Fréhel et un site mégalithique. Ils y ont péché et recueilli des images, des sensations, des états-de-corps qu'ils ont ensuite ajouté à la dramaturgie. La progression de la séance théâtrale n'est pas linéaire, mais est faite de tâtonnements, d'intuitions parfois concluantes, parfois moins. D'une tétanie face au réel, pris en étau entre les catastrophes passées et les catastrophes futures, Simon Gauchet et Martin Mongin semblent vouloir faire une dramaturgie qui n'avance pas mais qui préfère creuser, s'enfouir, fouiller et finalement déplier, à la manière d'un Henri Michaux, la vie dans les plis jusqu’à revenir peut-être, à un engloutissement premier et désirable, la maïeutique, la grande marée fertile et originelle permettant l'accouchement des idées et d'un nouvel être-au-monde.



Anne-Laure Thumerel, 5 décembre 2023.
    

Distribution 

Conception et mise en scène Simon Gauchet 

Écriture et dramaturgie collective à partir du texte de Martin Mongin

Scénographie Olivier Brichet et Simon Gauchet

Collaboration artistique Éric Didry 

Conseiller scientifique Constantin Rauer 

Interprétation Gaël Baron, Yann Boudaud, Rémi Fortin et Cléa Laizé 

Assistante à la mise en scène Nathanaëlle Le pors

Musique Joaquim Pavy 

Costumes et textiles Léa Gadbois Lamer assistée de Lara Manipoud, Sandra Breiner et Marine Baney

Construction Olivier Brichet et Clémence Mahé 

Son Manuel Coursin 

Régie son Manuel Coursin et Marine Iger (en alternance) 

Lumière Claire Gondrexon 

Régie lumière Claire Gondrexon et Anna Sauvage (en alternance)

Régie générale et régie plateau Ludovic Perché et Lucile Réguerre (en alterance)  











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