PAR LES VILLAGES


d’après

PETER HANDKE
mise en scène


SÉBASTIEN KHEROUFI





© Christophe Raynaud de Lage

Vu au Théâtre des Quarties d’Ivry (Ivry) le 10 février 2024

                                    



“Le strike culturel“



Sur le chemin du Théâtre des Quartiers d'Ivry, les grands blocs visibles depuis la rue Saint-Just regardent les spectateur·rices de haut et les interpellent de loin : si vous cherchez vraiment un poème dramatique, passez me voir, passez par les cités.

Elles sont rares les personnes pour venir voir et saisir une vision juste de ce qui se passe ici. On ne passe pas plus par les villages qu'on ne passe par les cités. Là-bas, la vie rurale, le travail de la terre, l'abandon politique ; ici, la classe ouvrière, le racisme et le classisme systémiques, la surveillance policière, la stigmatisation médiatique. Les travaux sont en cours, les tours ont les pieds dans la terre retournée. Les préfabriqués des ouvriers du bâtiment sont, eux aussi, posés là. L'architecture évoque la masse, le travail et la rationalisation. Elle a été pensée non pour inspirer le confort,  le loisir ou  un poème dramatique, mais pour permettre l'exploitation capitaliste.  Ces grands ensembles abritent celleux qui travaillent, qui produisent et qui en meurent tôt, de pénibilité et de fatigue. Ils sont la réserve de travailleur·reuses, tenue à l'écart des centres-villes. De celleux-là, Sébastien Kheroufi veut raconter l'histoire qui est aussi celle de ses origines et, pour ce faire, vient coller sur les grandes tours un grand texte, Par les Villages de Peter Handke, dont on sent bien qu'il s'est dit qu'il était « suffisamment universel » pour être décontextualisé puis recontextualisé avec un petit coup de chausse-pied .

Nous passons l'entrée du théâtre et traversons une mini-installation « émeutière » avec un rap timidement monté en volume, des personnes cagoulées au milieu de (tout petits) « feux urbains » tenant des pancartes dénonçant les stigmates associés à l'imaginaire des quartiers. Le serpent se mord la queue : le cliché médiatique resservi en micro-format prétend détruire les clichés médiatiques.  Au lieu de considérer un ratage peu reluisant, nous choisissons, les tours d'Ivry et moi, d'y voir la  tentative loufoque façon « maison hantée » de nous donner l'impression (rapide) de passer par une cité ...

Par les villages de Peter Handke est un grand texte sur le retour et, presque par conséquence, sur le déterminisme ; toutes les « forces du retour » sont convoquées : aux origines, à soi, à la terre, au passé, aux morts, aux différents héritages... Le verbe est déployé pour créer de grandes séquences naturalo-impressionnistes susceptibles d'entraîner le·a lecteur·rice-spectateur ·rice dans un courant verbal tel qu'iel peut arrêter de « concevoir » et commencer à « voir » et « sentir » : la langue est physique, conçue pour couler, passer rapidement et faire remonter la couleur, l'odeur, l'épaisseur symbolique des paysages, des matières et des voix  des personnes socialement et géographiquement éloignées du fameux « progrès moderne ». C'est une dramaturgie épique difficile. Elle date d'une époque, les années 1980, encore textocentrique où l'on fait confiance au texte pour charrier la matérialité et le matérialisme historique  des choses. Cette succession de tableaux est tenue par une trame centrale,  simple : un homme, devenu écrivain, ayant accédé à un certain capital culturel et social, revient au village après la mort de ses parents pour hériter du terrain de la famille et retrouver sa sœur, vendeuse, et son frère, ouvrier, qui n'ont jamais quitté cette terre et n'ont pas échappé au douloureux déterminisme social. Le retour de cet écrivain, le seul du village pour qui « l'ascenseur social » a fonctionné, soulève la question du désormais bien connu « complexe du transfuge » : que vient-il trouver ici (un sentiment d'appartenance et/ou le sentiment de sa différence) ?  Devenu un spectateur  dominant de la vie des exploité·e·s, que voit-il et que pense-t-il (vision juste et aimante et/ou une vision critique et élitiste) ?

S'emparant de cette œuvre, Sébastien Kheroufi opère un switch dramaturgique et une transposition : il remplace « village » par « quartier » ou « cité » et installe ce grand poème sur le retour à la terre dans le contexte des années 1990  au cœur d'une banlieue française où est installée une famille algérienne immigrée. À moins qu'on ne soit dans une sorte de zoo-musée … Le geste de mise-en-scène à ce niveau là est  bredouillant. Des cartels de musée indiquent, tandis que les scène se jouent, le titre du tableau-vivant, les matériaux et les protagonistes qualifiés de « barbares ».  Cet effet de distanciation oblige à prendre conscience  de la  blanchité et de l'élitisme de notre regard de spectateur·rice. Mais ça ne « joue » pas avec les scènes, on ne reviendra jamais à cette évocation furtive du spectacle dans le spectacle, l'idée est posée là ; la notion de distanciation n'est pas travaillée dans le jeu ou dans le rapport au public : l'effet brechtien s'évanouit pour revenir à un style dolent et réaliste attendu.

Néanmoins, Sébastien Kheroufi  s'entoure d'un casting de rêve constitué d'acteur·rices (très) reconnu·e·s pour certain·e·s et d'une équipe artistique et technique de haut-vol. Dans une volonté gourmande  et très littérale de nous faire « passer par le théâtre », il en utilise tous les espaces. Il faut pour cela saluer l'équipe artistique et technique nombreuse qui rend possible cet appétit. Le texte est très bien servi, par une équipe d'immenses  maîtres et maîtresses du verbe : Anne Alvaro, Casey, Amine Adjina, Lyes Salem...  La scénographie de Zoé Pautet installe un réalisme minutieux avec un préfabriqué de chantier « posé là » de manière muséale et dont visiblement la mise en scène ne saura pas quoi faire jusqu'à la fin, rien ne jouera avec ou dedans.  Les costumes de Cloé Robin  portent la lourde tâche de tirer réalistement ce texte vers les années 1990 et d'habiller la foule, un grand groupe de figurant·e·s ivryen·ne·s participant par leur présence et leur visage à la fresque dramatique. La lumière de Enzo Cescatti fait le travail délicat de découper  des visages et distinguer les individualités de la masse dans chaque tableau pour introduire du relief  dans une fixité du décors, des corps et d'une dramaturgie-paysage linéaire qui peut se vivre comme un long travelling monotone. La succession des tableaux opère et rend justice au style épique, assez démodé aujourd'hui. C'est beau, imposant, mais la grâce n'opère que dans les dernières minutes du spectacle (sur les trois heures). Casey envoie le monologue final de Nova au micro comme une déesse du verbe : et c'est enfin vrai enfin juste, comme si elle savait le dire parce qu'elle n'avait jamais essayé de le prononcer en vue de faire-théâtre. Tout passe, chaque mot, chaque intention. Elle rallume la salle, fait s'évanouir le théâtre de Kheroufi derrière ses idées « posées là », ses contextualisations bancales, sa désuétude. Elle rend grâce à Nova, s'enveloppe du crescendo vibratoire de Matéo Esnault et  casse tout avec violence et douceur, naturalisme et impressionnisme, poésie puissance et simplicité à la fois. Elle rend le pari d'une mise en scène dans les clous et répondant à tous les impératifs culturels moribond et apporte autant de joie qu'elle met K.O. les trois heures qui ont précédé.

Puis le spectacle continue dehors, à moins que ce ne soit le véritable spectacle que beaucoup sont  venus voir. Sébastien Kheroufi sorti de l'ESAD en 2021 est l'exception française de l'émergence. L'attention exceptionnelle dont il bénéficie  relève du miracle. Nous devinons le talent social inégalé du jeune trentenaire. La presse traditionnelle  fabrique un nouveau génie, consacrant le retour de la « figure de la mise-en-scène », cet homme de gauche charismatique qui voit de l'universel dans les grands textes, brille de son talent social tout en éclipsant tout, le texte, son équipe et le sens réel qu'il cherche à mettre dans tout ça. Le bal des professionnels de la culture se danse comme si le système de repérage et de programmation des émergent·e·s fonctionnait normalement. Le french dream de l'élévation magique par la culture est en train d'avoir lieu. La figure du transfuge est idéale pour cela, pour jouer les écrans de fumée, pour renouer avec la mystique du mérite, du si on veut on peut, du talent. Elle passionne et force l'admiration, elle en est presque glamour. Transfuge dans le texte, transfuge à la mise en scène. Double dose pour être sûr de mettre à l'honneur la figure méritocratique préférée du néolibéralisme : parti de rien, il suffirait de se sortir les mains des poches. Et Sebastien Kheroufi fait un strike culturel. La profession applaudit.

Nous sommes persuadée, en réalité, que Sebastien Kheroufi est plus intéressant que son spectacle et qu'une fois déposé le vernis culturel dont il a enduit ses élément de communication,  son story-telling et ses parti-pris de mise-en-scène, il pourra passer par lui même pour faire parler de lui en  laissant toute la place à son envie brûlante de faire théâtre avec tout le monde, sa générosité, son récit personnel,  en créant un geste de mis-en-scène moins étriqué par l'envie de plaire et qui n'aura plus à servir Peter Handke aux nostalgiques de l'âge d'or comme excuse pour parler de lui.




Anne-Laure Thumerel, 25 mars 2024
    


Distribution 

Texte Peter Handke
Traduction de l’allemand Georges-Arthur Goldschmidt 
Éditions Gallimard

Mise en scène Sébastien Kheroufi

Assistanat à la mise en scène Laure Marion

Jeu Amine Adjina, Anne Alvaro, Casey, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Gwenaëlle Martin, Lyes Salem et en alternance Dounia Boukersi et Bilaly Dicko, Sofia Medjoubi et Henriette Samaké 

Collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois

Régie générale Malounine Buard

Scénographie Zoé Pautet

Stagiaire scénographie Zoé Logie de Mersan

Costumes Cloé Robin

Création lumière Enzo Cescatti

Création sonore Matéo Esnault

Photographies Léo Aupetit










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