Buster, my love


conception 


Sarah Delaby-Rochette et Elise Martin





© Léa Tillet


Vu au Théâtre de l’Athénée (salle Christian Bérard) le 17 octobre 2024

                                    



“Fabrique à fantasmes“



Elise et Sarah nous amènent dans l’espace de construction d’un fantasme en nous retraçant son rapport au désir pétri de projections. Une chronologie du plaisir qui vire au cauchemar quand, dans un dédoublement autofictionnel, Sarah-Sarah qui a perdu sa grand-mère il y a trois semaines essaie de communiquer avec elle. Déjouant l’enquête documentaire intime attendue, Buster my love met en place une fabrique théâtrale toute entière fondée sur l’imagination comme dispositif et élan.

Entrée en salle. Sarah et Elise sont là, tenues noires, attitude décontractée, informelle. Après les bonjours convenus, elles nous décrivent puis nous invitent à imaginer l’enterrement de la grand-mère de Sarah, une morte qui n’est “pas le personnage principal de cette histoire”, comme elles nous le répètent, mais sur le fauteuil de laquelle “tout a commencé”. Tout ? Leurs fantasmes érotiques dont elles nous inventorient la chronologie infantile, se débarrassant vite du modus documentaire  (fausse piste lancée par le spectacle avec tout de même lecture d’échanges épistolaires qu’elles évacuent avec joie dès son arrivée) au profit d’un théâtre d’objets aux allures de laboratoire de savant fou, dans une manipulation de marionnettes où Elise illustre, brusque et dévergondée, les anecdotes accumulées par une Sarah au bord de la jouissance provoquée par la création de cette généalogie. Catalogue comique où les scénarios de plus en plus crus et bigarrés imaginés par les deux enfants, et mimée par des jouets que saisissent aléatoirement les deux femmes désormais adultes, toutes à la vitalité de cette réminiscence érotique, qui plonge le public au coeur de psychés où s’entremêlent les aventures des royaumes du milieu, des images de soumission de latex et autres tensions érotico-romantiques  de vampires éternellement juvénils. Extraits vidéos de Twilight à l’appui, sur petit écran cathodique, dont la salle murmure en chœur avec les comédiennes les dialogues, bercée aux mêmes récits ridiculement dramatiques mais pourtant (et  toujours) dangereusement excitants, et dont le spectacle vient rappeler au public la charge érotique de leur adolescence. Mais l’imaginaire vire au cauchemar quand les deux actrices décident d’incarner grandeur nature l’une de leurs fanfictions et que leurs doubles fictionnels  - Sarah-Sarah, feme lambda  et Elise-Elise, star internationale - se trouvent prises dans les déceptions et les logiques toxiques d’un couple adulte (même queer)  que ces fantasmes produisent, une fois l’image projective devenue système perdurant. La séquence sitcom se révèle alors invasions de fantômes, dérèglement des affects, vomissures de saucisse, sel et purée qui emplissent le plateau sous les visitations de figures du 20ème siècle façon Beetlejuice comme sous les textos abusifs et incessants d’une Elise-Elise hors-champs projetés en fond de scène, sur une modalité pourtant encore comique, travaillant à une théâtralité plongée dans la même matière ambivalente que leurs fantasmes, entre ridicule et violences, plaisir et nausées.

Cette illustration marionnetique des récits d’autosexualité infantile donne à voir, en creux, ce qu’il y a de plus plus trouble et ambigu dans l’imaginaire érotique d’un enfant assignée fille dans la culture des années 90. Zébrés de domination et de soumission, les imaginaires collectifs qu’explorent les deux interprètes, entre outrance esthétique et sincérité crue des fantasmes d’une sexualité en formation, reçu grâce au statut explicitement autofictionnel de la forme, révèlent la puissance de l’imaginaire comme une force d’appropriation et d’autonomisation du désir (empowerment) notamment ici féminin. Mais cette monstration témoigne aussi de la prise de cette fantasmagorie intime dans les écueils d’une culture du viol ambiante et ambivalente ; la sexualité vécue comme une aventure de fantaisie, “un jeu d’enfant”,  révèle, par contraste avec le plaisir non-réflexif pris à cette dissection par les comédiennes, la violence de notre culture sexuelle. La modalité non-critique de la forme se fait au profit d’une théâtralité fondée sur la joie de l’invention et du “jeu” comme moteur premier de la spectacularité et de la dramaturgie, mais sans pour autant évacuer tout écho introspectif chez le.a spectateur.ice. L’échappée hors du discours critique explicite vers une course à la création et aux sensations ouvre, pour le public, un accès - débarrassé de sa pudeur par le comique clownesque des expérimentatrices - aux patchworks intérieurs de nos libidos suturées de toutes parts, où le politique et le pulsionnel s’entremêlent sans remède. Traîné hors du champ sexualisé, le fantasme devient alors un produit bâtard de l’intimité et de la culture, dont la libido est avant tout imaginatrice au service de la fabrication théâtrale. Ce processus de construction du fantasme - comme surface projetée d’un désir - se fait le centre de la forme, explorant ainsi les limites de ce dernier, non pas en tant que produit figé, mais comme reconfiguration perpétuelle d’une force oraculaire et malvoyante, saisissant par à-coup des images dont la charge inconsciente fait discours malgré elle. Le frottement insidieux, mis en place dans la deuxième section du spectacle, entre fantasme du couple et vécus réels d’une relation affective abusive, trouble par son refus catégorique du réalisme au profit d’une hybridation des formes, où le non-sens imbibe le monde fantasmé comme le monde officiel qui affleure derrière la surface.

Le choix d’un théâtre autofictionnel où la fiction et l’imagination sont bien l’élan créateur et l’agent fixateur de la forme renouvelle la critique socio-politique de théâtre documentaire. En éventrant sans clôture nos fantasmes et leurs fabrications, le spectacle laisse sans réponse critique un public à qui les créatrices déposent comme unique conclusion la force vive et les limites en actes d’un imaginaire ambigu, aliéné dans ses totems mais inconditionnable dans leurs récupérations. Traitant à la fois de l’autodétermination du désir et des influences violentes qui font de la sexualité un objet complexe, cette fabrique de nos désirs contemporains faite fabrique théâtrale, et inversement, ne pousse néanmoins pas jusqu’au bout ses contrastes esthétiques, dans l’écriture et l’interprétation, limitant le déferlement radical que pourrait amener l’approche nouvelle du spectacle.



Evodie Gonzalez et Brune Martin, 24 octobre 2024.
    


Distribution 

Conception et interprétation Sarah Delaby-Rochette, Elise Martin

Scénographie Léa Tilliet 

Conception vidéo et son Hugo Saugier

Collaboration son Thibaut Langenais

Conception lumière Manon Vergotte

Collaboration lumière Bérénice Durand-Jamis

Collaboration artistique Marie Depoorter, Yasmine Berthoin, Marcos Caramés-Blanco, Lula Paris






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