KOULOUNISATION


conception


SALIM DJAFERI






© DR


Vu au Festival d’Avignon (OFF) - Théâtre des Doms - 15 juillet 2022


                                    

« Le monde est mon langage »




« Comment dit-on ‘colonisation’ en arabe ? », demande Salim à sa mère née Fatima, devenue Milène, née française, devenue algérienne, puis re-nationalisée française. « Koulounisation » répond Milène/Fatima. Ce n’est pas une réponse dont Salim se satisfait, et tant mieux, car s’ouvre une passionnante quête de synonymes, traductions et interpolations de l’autre côté de la Méditerranée, afin de nommer juste et ce faisant, de rendre visible et lisible ce qui a été effacé.

L’enquête sur les traces laissées par la colonisation française en Algérie dans les langues, les esprits et les corps est à la fois un pudique dévoilement de fragments intimes, part sanglante d’une Histoire qui s’ignore encore, et un hommage à la puissance signifiante du langage théâtral. Si la critique envers les « interférences » linguistiques mais aussi mémorielles, voire les oublis massifs dont nous sommes collectivement atteint·es en tant que Français·es est très claire, le ton n’est jamais accusatoire, et le comédien interroge à plusieurs reprises ce nous du discours, aux contours changeants selon les circonstances. La lumière dans la salle reste allumée longtemps, comme si l’interprète prenait le temps de nous accueillir et nous raconter, à visage ouvert, les enjeux personnels et historiques de cette entreprise. Quand le noir se fait, nous sommes depuis longtemps captivé.es mais jamais pris.e en otage par la performance qui déroule au cordeau les découvertes, les rebondissements et les déroutes de Salim, des manifestations du Hirak à une librairie arabophone de Bruxelles à la recherche de l’introuvable « colonisation » en arabe.

Coloniser : construire, posséder sans autorisation, détruire, remplir, faire une fausse nation… Sur la scène presque vide comme une page blanche, la récolte de mots au fil des divers interlocuteurs est féconde. Déchargée sur scène, elle s’accompagne de fragiles constructions en plaques de polystyrène qu’échafaude Salim, déplacées et empilées comme autant de métaphores et strates d’interprétations, sans exclusion ni hiérarchie. Dans le langage ouvert et dépiauté, dans l’espace ouvert par la multiplicité des traductions affleurent de petits morceaux de tragédies aux apparences banales, liées à l’histoire de sa famille. La démonstration est limpide : pour occuper un territoire, pour le remplir, il faut d’abord le vider, il faut faire disparaître. Plus pervers encore, il faut faire croire que les choses et les gens ont été disparus, et le comédien regrette que ce néologisme n’existe pas en français comme il existe en argentin, dans un pays qui a importé lors de la dictature les techniques françaises de disparition des corps. Ils se sont fait disparaître tous seuls, comme les éponges pleines de sang provisoirement escamotées, qui salissent néanmoins la scène immaculée. Pour faire disparaître les citoyen·nes et faire place nette de l’histoire, la nation colonisatrice utilise son terrible pouvoir de nommer et de dénommer. L’intervention langagière la plus célèbre consiste à parler de la « guerre » d’Algérie, longtemps « évènements » sans personnages, sans commencement ni dénouement, que Salim découvre dans le rayon d’une librairie à Alger sous le nom de « révolution ». Révolution, révélation partagée. Guidés par les documents d’identité du grand-père et de la mère que Salim suspend à un fil en fond de scène, nous assistons aussi à une émouvante métamorphose identitaire qui est une invisibilisation annihilatrice.

Le processus d’effacement est sans doute dans certains cas trop ancien, douloureux ou irréversible, et la dernière scène montre combien les injonctions racistes à l’invisibilisation d’un nom, d’un passé ou d’un lien avec l’Algérie subsistent, dans une verve comique qui soutient toute la performance et ferait monter plus fort encore les larmes aux yeux. Au-delà de la dénonciation, ce qui est performé devant nous et avec nous permet de détricoter pour renouer les fils rompus des mots et des destins. S’il ne veut ou ne peut rendre justice aux victimes de la colonisation, si les armes dans ce combat idéologique et quotidien ne sont pas égales, Salim Djaferi fait de la scène un merveilleux espace de clarification de trajectoires cryptées, sans jamais adopter de point de vue surplombant ou proposer d’interprétation hégémonique. En nommant au pluriel ce qui a été tu, il inscrit d’une main ferme mais délicate cet instant de théâtre dans l’horizon d’une réparation.



           Pauline Guillier, 23 juillet 2022
    

Distribution

Conception et interprétation
Salim Djaferi

Collaborateur artistique
Clement Papachristou

Regard dramaturgique
Adeline Rosenstein

Aide à l’écriture
Marie Alié et Nourredine Ezzaraf

Ecriture plateau
Delphine De Baere

Scénographie
Justine Bougerol et Silvio Palomo

Création lumière et régie générale
Laurie Fouvet et Benoît Serneels (en alternance)



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