MANITOBA


texte de


ROMAIN NICOLAS





(extrait)

Texte à paraître en janvier 2023 aux éditions Esse Que


                                    

“Le Devenir-mouche du théâtre contemporain“




Armée d’une liberté furieuse et grinçante, Romain Nicolas passe à la moulinette langage, conventions théâtrales et doutes existentiels sur notre façon d’habiter le monde et d’y mourir, pour raconter les échecs et les splendeurs d’un plurivers enforesté – et d’un nouveau théâtre ?

Lors d’une résidence d’écriture à Montréal, Romain Nicolas tombe par hasard à la télévision sur un fait divers en cours : deux amis d’enfance ont commis un triple meurtre et se sont enfuis dans l’immense forêt du Manitoba, dans la province éponyme canadienne, si vaste que les avions qui s’y crashent n’y sont jamais retrouvés. Hasard ou destin, un des fugitifs porte le même t-shirt que l’autrice. Elle se sent intimement interpellée. Mais si elle s’attache à cette histoire et lance « ces personnages-copies-conformes d’[elle]-même » dans la forêt, ce n’est pas pour écrire une chronique glorieuse de survivalisme mais voir au contraire comment ces anti-héroïnes échouent, comment elles y crèvent.  

Du fait divers à l’origine de la fuite de Bruyère et Bonfils, il reste peu de choses, des évocations voilées qui ouvrent un hors-champ de la forêt où elles s’enfoncent. Ce n’est la raison de leur exil qui importe. Ces assassines peu effrayantes sont les moteurs branlants d’une dramaturgie qui ralentit au fur et mesure que la cavale des jeunes femmes se mue en dérive, interpénétration du monde et devenir-mouche. Elles sont inaptes, maladroites et maltraitées par les multiples vivant-es plus ou moins dangereux, réels ou rêvés du Manitoba. A l’image de clowns qui auraient raté leur stage de scoutisme, elles manquent d’à peu près tous les savoirs élémentaires à la survie en milieu hostile, à l’exception non négligeable de la parole, leur arme agissante pour déjouer et déplier le monde, et du lien de solidarité qui les unit.

Le texte est bâti sur un habile décalage, créé par l’alternance entre discours de la commissaire en chef, Jane MacLatchy, qui réitère en conférence de presse l’immensité comique des moyens déployés pour retrouver les fugitives, dépeintes en dangereuses terroristes, et la cavale vue de l’intérieur. Même après l’abandon des poursuites policières qui nous laisse en immersion complète dans la forêt avec Bruyère et Bonfils, elles continuent de faire l’épreuve de l’impuissance, de la peur, de la faim et du froid, exclues du monde humain/urbain et rejetées du monde non-humain pour qui elles ne représentent guère qu’un dérangement ou un potentiel casse-croûte.

Bruyère et Bonfils seraient les clowns d’un jeu vidéo théâtralisé en gigantesque farce où personne ne serait aux manettes, les protagonistes d’une pantomime où le langage se défait au fil des rencontres et des mésaventures qui mutilent et font muter ces êtres de langage, aux corps irréalistement malmenés par la violence du monde (et peu aidées par leur propre ignorance). Elles résistent à tout : congélation, blessures par balles, attaques de loups/policiers, intoxication aux champignons. L’autrice fait feu d’une parole propre à ces deux personnages, vissée à une corporalité dense, où le verbe « faire » se fond dans celui de « foirer ». Dans ce langage se mélangent une couleur québécoise, un dialecte presque enfantin, remâché et redigéré, des tournures formelles comme les accents ou déchirures d’une parole théâtrale plus ancienne et guindée, propice au monologue existentiel sur le libre-arbitre qui surgit dans les moments les plus improbables. On rit de la parole littéralement étouffée de l’une alors que l’autre doit lui uriner dans la bouche, hypothétique antivenin d’un hypothétique empoisonnement, dans un jeu grand guignolesque.

Il faut louer la force d’un texte hilarant, aux enjeux tout à fait sérieux. Bonfils et Bruyère sont prises dans un mouvement de fuite et d’hybridation avec l’autre-qu’humain, enfin intégrées dans la forêt du Manitoba par leur mort, mort qui défait le partage du symbolique et du littéral. Renier ce partage, résister à la métaphore écologique, voilà qui n’est pas sans rappeler les vœux ou plutôt les conditions qu’Una Chaudhuri pose à l’avènement d’un théâtre véritablement écologique dans un article fondateur écrit en 1994, There Must Be a Lot of Fish in That Lake : Toward an Ecological Theater.

La scène d’ouverture écrite comme un plan cinématographique annonce la complexité des jeux d’échelles et des couches traversées à la lecture, alors que nous atterrissons dans une forêt chargée de fantasmes et de références collectives, dont la forêt de Walden (Thoreau), lieu d’une redéfinition possible et douloureuse de notre rapport au monde.

Les humaines du texte ne parviennent pas à se fondre dans la forêt, ce monde leur résiste. Après de multiples tentatives d’adoption ratées par des meutes de loups, elles songent un temps à refonder une ville. C’est sans compter sur les possibilités imaginatives et infinies du théâtre : la construction d’un nouveau monde passe par une dévisagéification littérale du personnage à la fin, un devenir marionnettique et deleuzien. Elles retirent leur visage, puis elles tuent, dépècent, échangent des morceaux avec les autres vivant-es et deviennent des corps sans organes dans la nécromasse du Manitoba. A travers ce processus écologique et théâtral de décomposition et de renouvellement, nous ressortons nous aussi modifié-es et décomposé-es par cette lecture-traversée du Manitoba, qui se clôt sur une évocation magistrale qui conjugue la puissance de la nature à celle, performatrice, du nom.

Pauline Guillier, 9 novembre 2022






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