LOUISE ET LA RÉVOLTE DES JARDINS
(UN ÉPISODE DU BAL DU NOUVEAU MONDE)
conception
Ring-Théâtre
© Emma Rivet
Vu au Festival Villeneuve en Scène - Villeneuve-lez-Avignon - 12 juillet 2022
« Brecht à la ZAD »
Après le spectacle-manifeste qu’était Edouard II de Christopher Marlowe en 2014, le collectif mené par Guillaume Fulconis poursuit sa quête d’un « théâtre épique contemporain » qui raconte de grandes histoires et puise aux sources du théâtre de foire, des arènes élisabéthaines et des récits brechtiens.
Avec ce premier jalon d’une vaste fresque sociale, le Ring-Théâtre revendique un théâtre qui s’adresse à la cité, un théâtre populaire, en fils et filles de la décentralisation théâtrale. Le Bal du Nouveau Monde pose au centre de la scène, délimitée ici par deux gradins face à face sous les étoiles, un geste qui vise à s'inscrire dans cet héritage (qui préoccupe décidément les jeunes metteurs en scène). Nous sommes en 2082, après la Prise de la Banque Centrale Européenne… Ainsi débute le synopsis commun aux trois épisodes du Bal du Nouveau Monde. Les comédien·nes accueillent le public en proposant des tomates locales, puis lancent un vrai-faux débat dans l’assemblée théâtrale où se mêlent spectateur·rices, complices et acteur·rices. Une question politique d’anticipation résonne alors étrangement : dans un contexte de pénurie d’énergie, faut-il rebétonner et détruire une zone naturelle pour augmenter la production du barrage hydraulique de Villeneuve-lez-Avignon ?
Cette entrée en matière ancre le spectacle dans un territoire réel mais brouille les cartes spatio-temporelles. Elle demeure toutefois fragile, lâchement articulée à la fable principale. Brouillage efficace néanmoins : « - Mais avant, ce n’était pas le spectacle ? » demande un enfant à voix haute au moment de la bascule de la fausse assemblée populaire à l’histoire centrale, la révolte des jardins menée par la postière Louise contre le projet d’écoquartier du Maire, fer de lance d’une vision mortifère et néolibérale de la « ville verte ». Pour raconter le soulèvement au long cours des habitant·es du Vallon (inspiré par le quartier des Vaites à Besançon qui lutte pour préserver trente-quatre hectares de jardins populaires et de terres maraichères), la scénographie fait habilement feu de tout bois, à l’aide d’une utilisation métonymique des éléments de décor.
Elle multiplie les jeux d’échelle pour varier les points de vue et les espaces, de la maquette de la ville faite en brosses à l’exiguë voiture verte qui abrite les ébats en couinant. Il faut saluer la grande fonctionnalité de cet espace, la beauté des lumières et l’extraordinaire fluidité du jeu des acteur·rices alors que se succèdent les tableaux en habiles fondus-enchaînés. Cependant, il ne faut pas s’attendre à un happy end pour les révolté·es. Le spectacle se termine sur une curieuse déviation tragique, une touche de violences policières, un événement qui sert à justifier l’embrasement et la révolution à venir, que nous ne verrons pas.
Face à la proposition dramaturgique forte d’allers-retours ou plutôt de distorsion entre le futur et les histoires d’un ancien temps – en fait, le triste reflet de notre réalité présente – le cadrage narratif est un peu sage. L’ouverture sur l’utopie post-apocalyptique ne sert qu’à enchâsser la fable principale, comme un conte à la lueur d’une lampe frontale ou d’un feu. Le risque est de remiser bien vite aux archives la force politique du récit, qui exalte la puissance du collectif et la nécessité de résister aux sirènes cyniques du capitalisme, même quand le combat semble perdu d’avance. Un des paradoxes réside en la (trop) grande clarté de la fable. C’est la force et la faiblesse du texte qu’accentue la pureté des figures mises en scène, et de dialogues parfois trop didactiques. Dans l’écriture et le jeu, jamais Louise l’héroïne ne cille ni ne vacille, le méchant est vraiment exécrable, malgré quelques moments de doute existentiels et de mauvaise conscience. Populaire rime-t-il avec explicite ? L’alternance entre incarnation directe des personnages et récit permet des ruptures de tons et de rythme mais ce dispositif de commentaire/narration ne suffit pas à créer une véritable distanciation dans ce monde empli de bons sentiments, où l’empathie du spectateur·rice est appelée à fonctionner à plein. Aussi parce que ce monde du passé ressemble furieusement au nôtre, dans ses sursauts de désir et ses désespérances.
Le Ring-Théâtre a le mérite de remettre en chantier, de façon frontale et sincère, ce qu’est l’accessibilité et les modalités d’un théâtre à destination de tou·tes, et ce jusque dans ses processus de création et d’implication des gens d’un territoire. Les interventions des complices, petits rôles écrits pour être pris en charge par des amateur·rices, provoquent un décalage salutaire dans le jeu, une forme d’irruption du réel, décalage entre comédien·ne et personnage que mettent aussi en œuvre certain·es acteur·rices, et qui tout d’un coup fait respirer le spectacle. Autre force de la mise en scène, la fabrication à vue d’effets scéniques ou de costumes, pluie d’un tuyau percé sur le visage de Louise dans la scène de rencontre amoureuse ou éphémère perruque-serpillère posée sur une tête, grippe un premier degré trop lisse et ouvre un espace théâtral fertile, qui joue et déjoue la représentation. Et dans ces instants de funambulisme, dans la puissance de la dérision et du comique, loin des cendres d’un théâtre qui mire avec un sérieux mortel son pouvoir sur le monde, quelque chose est en vie et donne envie de croire à la force de ce collectif-là.
Pauline Guillier, 23 juillet 2022
Distribution
Autrice / dramaturge Jana Rémond
Mise en scène Guillaume Fulconis
Comédien·nes Cantor Bourdeaux, Juliette Chaigneau, Laure Coignard, Charlotte Dumez, Audrey Montpied, Christophe Pichard, Kévin Sinesi, Julien Testard
Assistante à la mise en scène Morgane Cornet
Scénographe / régisseuse plateau Gala Ognibene
Conseil artistique / documentation Claire Arnoux
Régisseur général Clément Barillot
Créatrice sonore Jehanne Cretin-Maitenaz
Créateur lumière Elias Farkli
Costumière Floriane Gaudin
Habilleuses Odrée Chaminade, Lucie Marchand