RENCONTRE AVEC


SACHA VILMAR ET MATHILDE SEGONDS

directeur artistique et autrice associée
du Festival Demostratif 2023 à Strasbourg




© Teona Goreci / DR

Sacha Vilmar est acteur, metteur en scène et directeur artistique du Festival Demostratif à Strasbourg, qui connaîtra sa sixième édition en 2023. Il y présentera d’ailleurs sa dernière création, Adieu mes chers cons ! Mathilde Segonds, artiste-autrice associée pour cette édition, s’est formée à l’écriture à l’ENSATT. Son travail pluridisciplinaire tout à fait atypique sera encore à l’œuvre dans cette édition où sera crée son texte Pas touche, commandé pour l’occasion. 



                                    

“Les jeunes artistes sont beaucoup plus mutants que leurs pairs”



Pierre Lesquelen - Le Festival Démostratif existe depuis maintenant six ans. Dans un paysage théâtral où la course folle à “l’émergence“ induit une multiplication des dispositifs, des événements dévoués aux jeunes artistes, qui sont parfois des pétards mouillés de visibilité, quelle singularité votre festival a-t-il affirmé selon vous ?

Sacha Vilmar - Au départ, ce festival naissait dans une envie de dépasser les frontières entre le milieu étudiant, les enseignants, les jeunes diplômés, et les professionnels. C'est ce qui demeure aujourd'hui et c'est, je crois, assez unique en France : un événement qui embrasse le spectre de l'émergence dans toute sa largeur (de la compagnie qui commence à s'implanter à la création étudiante pas encore repérée). C'est la première chose. Ensuite, rares sont les événements de ce type orchestrés et dirigés par des jeunes artistes. Souvent, l'institution veille au grain (c'est normal, elle est dans son rôle), des labels ou même des universités sont à la manœuvre. Ici, ce n'est pas le cas. C'est la deuxième chose. Enfin, notre singularité tient au fait que notre structure soit une structure à deux têtes : un festival dédié à l'émergence, d'une part, et des créations que je mets en scène, d'autre part. L'un profite à l'autre et inversement. Le travail que je mène, pour diffuser mes spectacles, permet aux responsables de programmation que je sollicite de repérer notre événement et donc de faire le déplacement. Après six années de travail, on commence à être crédible auprès des pouvoirs publics et aux yeux des programmateurs. Le festival devient une référence en matière d'émergence !

P. L.
“Étranges mutations“est la thématique de cette année. Quelles mutations dans les esthétiques des jeunes créateur.rice.s (metteur.se.s en scène et auteur.rice.s) repérez-vous (depuis vos endroits, et sans souci d’exhaustivité bien sûr) ?

Mathilde Segonds - Pour ma part je constate un désir de décloisonner les pratiques, de mêler les disciplines. De plus en plus compagnies émergentes cherchent à travailler avec différents corps de métiers artistiques (théâtre, littérature, cirque, danse, arts visuels...) mais aussi d'autres domaines comme les sciences par exemple. Je constate aussi la volonté de trouver de nouvelles façons de travailler ensemble et de sortir des structures hiérarchiques usuelles pour faire circuler les rôles ou de rendre plus horizontales les décisions au sein du collectif.

Sacha Vilmar - J'ai le sentiment qu'il y a un retour à la simplicité. Dans le rapport aux autres en premier lieu : les dispositifs scéniques sont de plus en plus adaptables (tantôt circulaire, tantôt frontal ou faisable en intérieur comme en extérieur) et donc montrables facilement. On reçoit, par exemple, de plus en plus de propositions de "vraie fausse conférence", de "conférence théâtralisée" ou "gesticulée". Les jeunes artistes sont beaucoup plus mutants que leurs pairs. D'une part, parce qu'ils sont de plus en plus nombreux et que les places sont déjà occupées, il faut donc ruser d'astuce pour se démarquer. Et d'autre part, parce qu'ils veulent retrouver l'essence même de ce qui constitue nos métiers : jouer devant un public (et ce, sans passer par des intermédiaires). Ils mutent sans cesse pour continuer d'exister, pour être visible. Ce qui me pose question : est-ce que ces jeunes artistes créent de façon modulable par désir artistique ou par souci économique ? Certains sont prêts à sabrer dans leurs propositions pour qu'elle tienne dans l'espace proposé, ou dans le temps imparti, ou dans la thématique du festival. Notre travail consiste à remettre au centre la création. On doit accompagner (quand je dis "on", ce sont les lieux, les festivals, les dispositifs) un geste sans que les conditions d'accueil ne grignotent le propos et la théâtralité. Dans les esthétiques, je ne saurais le dire. Des procédés, des techniques, des images existent depuis longtemps. Peu d'artistes inventent réellement quelque chose. Nous nous nourrissons tous et toutes d'autres œuvres pour trouver et affirmer notre propre geste. Elle est plutôt là, à mon sens, la mutation. Et l'étrange naît de cette rencontre, cette association : celle de plusieurs imaginaires, celle de plusieurs réalités. Ce que je veux dire par là : ce n'est pas parce que c'est jeune que c'est nouveau.

P. L. -
Mathilde,  vous avez écrit le texte Pas touche spécialement pour ce festival, qui correspond si j’ai bien compris à une mutation au sein de votre propre parcours de dramaturge car c’est votre première œuvre de science-fiction. Qu’est-ce que ça fait, de muter vers une nouvelle écriture, un nouveau genre ?

M. S. - À vrai dire j'avais déjà écrit des formes courtes qui s'en rapprochaient mais je n'étais jamais allée aussi loin dans l'expérience de ce genre. C'est pour moi un lieu d'immense liberté que je continue de découvrir et développer. J'écris à la fois des histoires très proches du réel, d'autres très éloignées, vers des univers surréalistes par exemple. Parfois des textes oscillent entre les deux. Dans ce texte, Pas touche! Parade en planète inconnue, la science-fiction a surtout été pour moi l'occasion de prendre beaucoup de libertés dans la forme et la langue mais elle véhicule un récit somme toute assez classique quand on prend du recul. Il s'agit finalement presque d'une transposition de notre réel à un autre, imaginaire. En tout cas j'ai pris beaucoup de plaisir à chercher et créer cette forme curieuse, la science-fiction étant une zone presque complètement inconnue pour moi.

P.L. -
Sacha, qu’est-ce qui motive vos choix de programmations ? Est-ce l’envie de faire la part belle à des formes étranges (comme celle que vous mettez vous-même en scène, Adieu mes chers cons !), susceptibles d’effrayer parfois les programmateur.rice.s, en affirmant dans l’écrin festivalier que vous créez leur pleine nécessité ?

S. V. - C'est une étrange mission que celle de programmer ! J'ai bien sûr envie de faire la part belle à des formes étranges (et encore, il faudrait s'entendre sur qu'est une forme étrange). Mais il y a des équilibres à trouver : entre des formes abouties et des formes en recherche, entre les esthétiques, entre les disciplines, avec la parité (et pas que sur les porteurs et porteuses de projet), avec la représentativité (on est plutôt mauvais d'ailleurs, il faut le dire), entre des artistes déjà venus, etc. Je m'intéresse beaucoup aux nouvelles formes dramatiques du rire par exemple. Mais ce n'est pas pour autant que toute la programmation sera orientée dans cette direction. La difficulté que pose ce festival, c'est d'être représentatif d'un art en devenir, d'artistes qui se singularisent. Il s'agit de rendre visible l'invisible ! Et dans cet invisible, il y a des choses que j'admire, que j'adorerais savoir faire, d'autres dont je suis à distance mais qui sont représentatives d'un courant esthétique, d'une méthode de travail, d'une pensée, et donc qu'il faut montrer. Programmer de l'émergence, de la jeune création, la nouvelle génération, tous ces mots-écrans, c'est être le plus large possible. Ce qui n'empêche pas de faire des choix. Prenez les 150 projets que nous avons reçus lors de notre appel à projets et confiez la sélection à cinq directeurs et directrices différents : vous aurez cinq programmations qui ne racontent pas du tout la même chose. Ce que j'aime dans cet exercice c'est la construction narrative. Quelles histoires se racontent ? Comment un spectacle vu la veille va influencer le jugement porté sur celui vu le lendemain ? Le format du festival est génial pour ça !

P. L. -
Mariette Navarro disait dans la revue Parages du TNS que les auteur.rice.s d’aujourd’hui devraient cultiver une sorte de « continent parallèle », c’est-à-dire de s’éloigner des plateaux pour être d’autant plus désiré.e.s par les metteur.se.s en scène et ne plus répondre à des thématiques obligées. Quels liens souhaitez-vous tisser pour votre part entre l’écriture et la scène ? Est-ce que le fait d’être associée à un événement comme celui-ci et de recevoir une commande contraint véritablement selon vous le geste d’écriture ?

M. S. - Mariette disait une fois au cours d'une discussion quelque chose comme "je n'ai pas besoin qu'on vérifie ma pièce au plateau" dans le sens où certain.e.s pensent qu'il y aurait des textes faits pour la scène, d'autres pas et qu'il serait nécessaire d'en faire l'épreuve au plateau pour le vérifier. Or si l'autrice écrit en pensant son texte pour le théâtre il l'est. Les compagnies doivent travailler pour faire en sorte ensuite de faire advenir le spectacle. En fait je pense que certain.e.s commanditaires s'imaginent peut-être parfois pouvoir commander une pièce sur mesure qui correspondrait parfaitement à tous leurs désirs. Cela peut permettre effectivement de se rapprocher des centres d'intérêts du.de la metteur.euse en scène mais il ne faut pas oublier que pour la qualité même du texte l'auteur.ice doit pouvoir y trouver une nécessité d'écriture et donc une certaine liberté.

En ce qui me concerne pour cette commande faite par Sacha dans le cadre du festival, j'ai eu la chance que la thématique de cette année soit tirée de mes propres textes. Cela me laissait donc une grande marge de manœuvre, évoluant sur un terrain familier. J'ai décidé de pousser mes propres intérêts encore plus loin à cette occasion et d'écrire dans un nouveau genre. Aussi, rencontrant Sacha, j'ai su que j'avais trouvé un allié idéal pour cette forme. À titre personnel j'adore les commandes d'écritures parce qu'elles me poussent hors de mes zones de conforts et me font découvrir des mondes nouveaux. Ce sont pour moi chaque fois des plongées dans les univers des gens. J'aime aussi le fait de pouvoir suivre l'évolution de la mise en scène, de faire bouger le texte au plateau, de travailler en sachant parfois qui seront les interprètes. Il peut y avoir aussi quelque chose de rassurant dans le cadre donné. Et les allers-retours et discussions avec la.e metteur.euse en scène sont aussi très précieux, c'est très riche. On sort de la solitude de l'écrivain.e, on entre dans le collectif dans une certaine mesure.

P. L. -
Expérimental, libre, protéiforme, Démostratif se pense visiblement comme une utopie non polissée. Y-a-t-il souvent la place pour ce type de rêves dans les espaces et les dispositifs de diffusion actuels selon vous ? L'art vivant, comme vous l'écrivez Mathilde, est-il suffisamment un art mutant ?

M. S. -
Évidemment qu'il n'y a pas assez d'espace pour l'expérience dans les dispositifs actuels. Il est très difficile aujourd'hui de trouver des partenaires et de l'argent quand on développe des travaux qui n'ont pas pour seul but la production, l'aboutissement d'une forme terminée, claire, et vendable. Je le vois avec la compagnie que j'ai créée. Nous sommes beaucoup à désirer du temps purement pour imaginer, réfléchir, expérimenter, inventer. Il est très difficile de le faire en étant payé, c'est très rare quand ça arrive. J'ai de la chance de pouvoir le faire de temps en temps. Mais c'est extrêmement rare, la plupart du temps c'est du bénévolat. Les laboratoires de recherche ne sont pas bankable en ces temps où nombre de subventions destinées à la culture sont diminuées voire supprimées. On est souvent plus dans la survie la plupart du temps, on lutte pour pouvoir continuer d'exercer nos métiers, pour rappeler à quel point ils sont indispensables aussi. Il se passe des choses très graves concernant les politiques de la culture en ce moment, et comme les artistes sont payés majoritairement par les subventions, je vois bien comment cela devient parfois une résistance de continuer de créer et rechercher si on n'entre pas dans les bonnes cases. Il nous faut plus d'espaces pour l'inventivité et l'expérimentation.

S. V. - C'est une utopie nécessaire ! Personne ne voulait de ce festival il y a six ans, j'ai lutté pendant deux années pour convaincre l'université puis la ville de Strasbourg qu'il fallait fêter l'arrivée des beaux jours en compagnie de jeunes artistes ! Cette place il faut la prendre, personne ne nous la donnera. Dans l'existant, les places sont rares et la concurrence est rude. Bien sûr, il existe des respirations, des espaces possibles. Chaque programmation est une utopie en soi, qu'elle soit labellisée ou non. Ce qui est particulier dans notre cas, c'est que les artistes peuvent proposer des étapes de travail ou montrer des créations abouties, ils peuvent réussir ou se tromper. Et alors ? Nous prenons le risque à la place des autres lieux pour expérimenter cet endroit-là. Charge à eux, ensuite, de venir découvrir ces utopies, ces tentatives, ces nouvelles histoires, ces nouvelles façons de faire et d'être, pour les accompagner par la suite.

Propos recueillis par Pierre Lesquelen, 22 mai 2023.




Le site du festival DEMOSTRATIF est à retrouver ICI



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