RENCONTRE AVEC


MÉLISSA ZEHNER




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Après deux spectacles jeune public, Melissa Zehner envisage La Nuit se lève comme sa première œuvre pleinement personnelle. Celle-ci sera créée le 7 novembre prochain à Toulouse dans le cadre du Festival Supernova.


                                    

“J’avais besoin qu’il n’y ait pas de malentendu sur ce que l’on regarde.“




Pierre Lesquelen - Vous avez suivi une formation de comédienne à la Comédie de Saint-Etienne. Qu’est-ce qui a provoqué votre glissement vers la mise en scène ?

Mélissa Zehner - J’ai toujours eu un goût pour la mise en scène et l’écriture car ces domaines font partie intégrante de la formation de la Comédie de Saint-Etienne, où l’on invite les acteur.rice.s à avoir toujours un regard actif sur ce qu’ils.elles travaillent. Je me perçois moins comme comédienne que comme artiste pluridisciplinaire et l’énergie que je répands actuellement dans ma création est davantage un souffle de comédienne qu’une posture de metteuse en scène. Je m’efforce de rendre les comédiennes autonomes et actrices de leur objet. De fait, je me suis souvent frottée, quand j’étais plus jeune, à des rapports plus verticaux, me rendant alors compte que mon énergie était plus riche et productrice avec des metteur.se.s en scène qui me donnaient plus de place.

P. L. - 
Avez-vous le sentiment que ce projet a été déplacé par les comédiennes elles-mêmes ?

M. Z. - Le projet s’est transformé avec l’énergie des actrices mais ne m’a pas échappé. J’ai gardé des idées structurantes et d’autres ont été bousculées. Pour moi, les embuches dans un processus de création sont déstabilisantes mais souvent positives. Par exemple, je me suis fait voler un journal mon ordinateur portable alors que j’étais dans le train, et ce après avoir écrit douze heures d’affilée. Cela a déclenché, au moment de la réécriture, tout un travail sur la mémoire même de ce que j’avais écrit : la langue est alors devenue plus fragmentée, pleine de trous qui sont devenus fructueux pour cette fiction traumatique.

P. L. -
Vous avez préféré une forme fictionnelle, pour quelle raison ?

M. Z. - Au départ, je me suis beaucoup adossé au réel : j’ai travaillé en lien avec SOS inceste où j’ai fait beaucoup d’entretiens, de permanences téléphoniques. Je me suis entretenue avec des chercheuses, des journalistes. Il est vrai que j’aurais pu faire un spectacle documentaire qui aurait été percutant et édifiant. Mais il était important pour moi d’écrire une fiction car j’avais besoin que les spectateur.rice.s soient protégé.e.s de ce réel là et qu’ils.elles ne se posent aucune question sur un éventuel rapport intime entre les actrices et le sujet abordé (l’inceste). J’avais en effet besoin qu’il n’y ait pas de malentendu sur ce que l’on regarde. La fiction permet par ailleurs d’aller plus loin, induisant une certaine esthétique. Car pour moi, ce n’est pas parce que l’on travaille sur des problématiques violentes et brûlantes qu’on ne peut pas mûrir une esthétique personnelle et singulière : d'une part pour sublimer les actes héroïques des personnes qui ont survécu ou qui ont accompli des choses fortes pour la cause de l’inceste, d’autre part parce qu’il faut bien tenter des alternatives et que le médium du théâtre permet cela. Cela va induire une autre parole que celle qu’on entendrait dans le réel, une parole susceptible de restaurer quelque chose qui aurait été abimé. Une parole alternative qui frappe peut-être plus fort que si elle était réelle. Par ailleurs, je crois que nous entendons tellement parler de ce sujet là en ce moment qu'il fallait trouver théâtralement d’autres modes d’écoute qui nous permettent de le retraverser différemment.

P.L. -
Vous voulez à cet égard faire la part belle à la musique.

M. Z. - Oui, à une musique qui va accompagner, parfois appuyer et nous faire accéder facilement à l’émotion, sans tomber non plus dans le sensationnalisme. La musique aide selon moi à suggérer quelque chose de vaste qui ne peut pas affleurer dans les mots. Celle-ci fonctionne alors dans ce spectacle comme un tremplin vers autre chose, elle déploie une énergie alternative sans laquelle le propos serait intenable. Dans ce spectacle, la musique aura aussi une fonction très dramaturgique car le personnage-musicien est le seul personnage fantomatique, comme un hommage à la suicidée (personne incestée qui n’a pas survécu) qui est la figure fantômale et centrale de cette pièce. C’est donc par l’art que cette personne nous accompagne encore. Et la musique va aussi initier de l’humour, ce personnage jouant du piano de manière très amatrice. Je cherche avec elle du vivant et de la maladresse, nécessaires pour faire affleurer de la vie dans cette atmosphère mortifère dont il va être question.

P. L. -
Le spectacle devait au départ s’appeler Ou peut-être une nuit. Il se nomme désormais La Nuit se lève. Pourquoi cette modification ?

M. Z. - Le titre de départ faisait référence à une chanson de Barbara mais surtout à un podcast très connu qui a beaucoup inspiré ma démarche. Je ne voulais pas toutefois que le public pense que le spectacle était son adaptation. Aussi j’ai trouvé une alternative, gardant tout de même le mot “nuit“ dans le titre mais faisant perdre à cette phrase - Ou peut-être une nuit son caractère interrogatif, hésitant. La Nuit se lève est un titre plus engageant et actif, évoquant à la fois la levée d’un voile, la fin d’un déni, mais aussi l’action concrète de se lever : se lever ensemble face à cette réalité.

P. L. -
Envisagez-vous votre spectacle comme une réponse - comme peut le faire littérairement Neige Sinno dans Triste tigre -  à certaines œuvres, théâtrales ou non, dédiées à la problématique de l’inceste ?

M. Z. - Comme nous sommes dans une culture de l’inceste et du viol, les grands classiques du théâtre n’en parlent jamais du point de vue des victimes. Cela a été un impensé pendant tellement d’années que je je dois dire qu’aucune pièce de théâtre ne m’a inspirée.  En revanche, je crois avoir voulu parfois provoquer, transformer ou détruire des œuvres qui abiment des personnes victimes d’inceste, comme l’adaptation cinématographique du Lolita de Nabokov. Alors que dans le livre l’enfant n’est pas érotisé, le film de Kubrick en fait une Lolita très belle et séduisante. Je fais référence à cela dans La Nuit se lève où l’une des femmes s’appelle Lola. Mais ce n’est pas non plus frontal. Il s’agit pour moi de transformer les fictions existantes, de se les réapproprier.

Propos recueillis par Pierre Lesquelen, 23 octobre 2023.






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