LA GRANDE DÉPRESSION
texte
RAPHAËL GAUTIER

(extrait)
“Akunamatata ou l’anti-délire“
Le bureau des lectures de la Comédie Française donnait à entendre La grande dépression, une écriture théâtrale contemporaine de Raphaël Gautier. La dépression en question, c’est déjà celle d’une jeune femme, « la dépressive », en consultation chez un psychiatre. Quelques évènements symptomatiques servent de repères: victime d’un cambriolage, la jeune femme n’a voulu ni porter plainte, ni remettre en ordre son intérieur dévasté, en l’état bien plus à son image. Dans ce milieu sans dessus dessous, un objet d’enfance resurgit. C’est une trousse mickey, à laquelle est restée accrochée une vieille antisèche de collège. Alors que l’échange s’ouvrait sur un mal de vivre rivé à des pensées suicidaires et violentes - « est-ce normal d’imaginer son crâne défoncé? »-, ce fragment de vécu ouvre la possibilité d’une nouvelle dynamique d’affects, d’images et de mots. Un théâtre magique s’installe sous ce crâne, convoquant l’histoire de Walter Disney et celle de l’Allemagne nazie.
La dépression psychique, « définissable comme une chute d’affectivité », devient un cas particulier d’une situation plus générale, le réagencement des affects collectifs aux Etats-Unis et en Allemagne suite à la grande dépression des années 30. Comment recréer une culture et un art du peuple ? Le théâtre magique nous fait voir une commission de musicologues nazis décortiquant le jazz pour en extraire le swing qui en fait la popularité. Walter Disney découvre le produit dérivé, et ainsi le moyen d’étendre l’art à la vie. La libido des actes quotidiens est réinvesti à travers le symbole de Mickey disséminé sur les marchandises. Le titre de ce premier acte, « Les aveugles », renvoie à une série d’August Sander dans sa documentation des travailleurs allemands de Weimar. Un homme aveugle travaille comme projectionniste – il sait les gestes- dans un cinéma à Cologne. Et il pleure, car le public rit face à ce film où Mickey frappe Donald. Il y a une cruauté sous nos yeux, et qu’on ne voit pas. Reste à la faire voir. La dépressive défend -contre le psychiatre ou pour elle-même – ce parallèle inexact et amoral, ce délire du monde, cette irruption fracassante des temps multiples dans le cours figé du présent. « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde » conclut la première partie avec Kafka. La mise en forme de notre existence individuelle, en prise et en butte avec les autres et le monde, doit néanmoins s’appuyer avant tout sur l’existence primordiale du monde.
La deuxième partie, Les visionnaires, expose la construction du mythe à partir du symbole – Mickey Mouse et la croix gammée dont la première partie nous a montré la naissance. Le projet américain et nazi s’observent avec une curiosité réciproque. Goebbels organise pour Hitler une projection de Blanche-Neige, le premier long-métrage de Disney. Walter Disney, contre le reste de sa profession, tient à s’entretenir avec la cinéaste nazie Riefenstahl. Vingt ans plus tard, il emploie comme consultant Von Braun, l’ingénieur et inventeur des missiles balistiques. Car les moyens du cinéma sont insuffisants pour élaborer une nouvelle réalité. L’adversaire de Disney n’est pas la propagande nazie, mais l’utopie communiste. Et une utopie ne se combat que par une autre utopie, dont la forme ultime est une utopie réalisée par la conjonction du théâtre et de l’artchitecture: le parc d’attraction. La dépressive a pleuré de joie, en retrouvant Simba, une peluche de son enfance. La joie s’est rappelé à la dépressive : c’est un cadeau de sa mère pour un anniversaire organisé à Disneyland. « Akunamatata » dit Simba: ne te fais pas de soucis. Surtout, ne pas écouter cette inquiétude intérieure. Cette berceuse anesthésiante de l’enfance s’est payé au prix fort.
Ainsi, la dépressive a repris un boulot : jouer un rôle à Disneyland. Un pistolet, qu’elle fait rentrer pièce par pièce, est remonté à l’intérieur du parc pour une prise d’otage virant au drame. Nous assistons au premier vrai délire de la dépressive. Délire de vengeance, de cruauté, de massacre, où s’exprime un calvaire intérieur. Car, bien qu’elle revendique pour elle la pratique du délire, toutes les scènes du théâtre magique sont des situations historiques. La grande dépression dialectise l’historique, le fantasmagorique et la thérapeutique. L’histoire a toujours à révèler une part étonnante et effrayante, sans qu’il soit question ici de complotisme. Si c’est toujours le monde et l’histoire que l’on délire, comme le dit la dépressive à la suite de Deleuze et Guattari, la réciproque est également intéressante : parler du monde ne peut se faire sous le mode de la science et de sa superbe maîtrise, mais requiert une parole inspirée, délirante, fût-ce celle éclairée de la philosophie. Le premier délire de massacre ne donne pas le fin mot de l’histoire. Délire au reste complaisant, rappelle le psychiatre. Mais comment réessayer, réécrire la fin, imaginer une autre fin du monde ? L’axe du monde s’ouvre, le train Space Mountain se fait fusée. Dans un univers décentré de tout soleil noir, la dépressive parcourt l’espace en astre errant, habitant le vide d’une parole incantatoire. « Vos remèdes, je vous les rends ».
Ce théâtre de lecture fait entendre admirablement le texte, quand souvent au théâtre la scène fait obstacle au texte. Les comédiens et comédiennes de la comédie française déploient un registre d’infra-jeu, fait d’esquisses de gestes, de modulations d’intensités et de textures de voix. L’imagination et la sensibilité du spectateur.ice trouve son champ libre. Mais alors comment maintenir la puissance du texte, en la composant avec la puissance des corps et la puissance sensible de la scène ? Un tel spectacle de lecture fait pressentir les problèmes dramaturgiques du passage à la scène. On peut craindre les redoublements entre l’espace de la scène et le texte prenant en charge l’évocation des espaces. Quel sens va prendre également la représentation redoublée des scènes du théâtre magique ? Théâtre magique dont paradoxalement le contenu est en grande partie historique.
C’est une qualité du texte de valoir par soi. Il pose donc une difficulté certaine, car en se situant dans la lignée d’Artaud, l’enjeu est d’arriver à placer le texte hors d’une position de commande vis-à-vis des autres dimensions du spectacle. L’autre enjeu se situe dans l’architecture du texte construisant des retournements sur les valeurs habituelles du réel et du fantasme, du passé historique et du temps présent. On se plaît à imaginer un traitement de ces effets de distance et de commentaire par une distance et un commentaire entre les médiums mêmes du théâtre -texte, corps, scénographie. Espace de jeu ouvert par la séparation des médiums du théâtre, cette trennung théorisée par Brecht contre l’art total wagnérien, et dont Jameson a livré une analyse dans un ouvrage traduit récemment en français, Brecht et la méthode.
William Fujiwara, 6 juillet 2023
Le texte paraîtra aux éditions Esse Que en décembre 2023.