SEUIL

écriture MARILYN MATTEI
mise en scène

PIERRE CUQ






© Alban van Wassenhove


Vu au Festival d’Avignon (OFF) - Théâtre du Train Bleu (MAIF) - 17 juillet 2022


                                    

“Plusieurs garçons qui pleurent“




Donné à Avignon dans sa version « salle de classe » (une grande pièce de la MAIF avignonnaise se prête au jeu), Seuil n’aurait pu être qu’une œuvre de sensibilisation pédagogique sur un double sujet en vogue (le harcèlement scolaire et la construction de la masculinité). Mais grâce au trouble qu’elle ménage en permanence, la représentation cogne bien au-delà des consciences.

Difficile de savoir si notre imaginaire aurait autant travaillé dans une boîte noire. Mais la force du dispositif proposé dans cette configuration in situ réside dans le décalage entre un espace hyper à vif (aucun artifice lumineux ni apprêtage de la surface de jeu) et la réserve d’invisible qu’il contient. Une simple image de forêt aimantée sur tableau blanc suffit pour suspendre la réalité du non-lieu qui nous entoure (lui-même indéterminé : dortoir, salle de classe, couloir…, Pierre Cuq choisit intelligemment d’éparpiller les indices). De nombreuses pièces dédiées à une problématique sociale brûlante font de la scène un lieu d’émergence immédiate de l’intime et du sens (le chœur masculin de Julie Bérès dans La Tendresse sortait par exemple d’un bunker obscur pour s’exposer au grand jour). Ici au contraire, la vérité profonde du drame (qui se murmure à l’oreille mais que les paroles diffèrent) reste tapie derrière cette toile peinte de fortune.

Ainsi, la scène reste toujours un seuil tendu vers une forêt qui nous facine l’événement secret qu’elle ombrage mais surtout symboliquement, pour ce qu’elle murmure de l’adolescence et de ses labyrinthes. Car la pièce de Marilyn Mattei est tout sauf un polar social, qui cultive le secret pour innerver son intrigue. Ce n’est pas une pièce de dévoilement (le dernier récit en voix-off n’a rien de surplombant), l’autrice cherchant plutôt à nicher derrière un tableau de classe le réel inconnaissable d’adolescents qui ne savent que faire de leurs corps. Et si la cérémonie forestière n’est jamais racontée exhaustivement par Noa, ce n’est pas parce que le jeune homme de quatorze ans semble en proie à la culpabilité, mais parce que la signification du rituel ludique et sombre qu’il a vécu (espace d’affirmation virile dont les enjeux sont rendus bien plus flottants par le télescopage des temporalités et l’ouverture des récits) semblent lui échapper fondamentalement.

La mise en scène de Pierre Cuq exploite intensément ce point aveugle dramaturgique, fructueux et audacieux en ces temps de fables sociales trop claires. Les premières scènes flottent un peu mais l’énigme se noue puissamment dans la seconde moitié du spectacle. Alors que le théâtre contemporain a tendance à chiffrer les corps, à les rendre porteurs d’un gestus, le metteur en scène choisit un acteur fantastique (Baptiste Dupuy), qui impose sans en avoir l’air une forte intériorité. Malgré le maillage malicieux d’un texte tout en détours temporels, Pierre Cuq offre au comédien un parcours mental et organique qui semble lui appartenir totalement. Son jeu au présent l’affranchit de l’adolescent victimisé qu’une mise en scène trop édifiante aurait fait de lui (sa partenaire, Camille Soulerin, chargée d’incarner tous les autres personnages, est quant à elle obligée de composer plus théâtralement). Seuil n’est plus alors une pièce sur la masculinité, mais une représentation en prise avec la dialectique informulable du corps adolescent. Le spectacle délaisse le sujet qu’il convoite pour le réel qu’il ignore, celui d’un corps qui veut à la fois « s’imposer » et ne « rien prouver », un corps à la fois rêvé et à soi, dont la tempête en robe rouge n’est jamais performée mais suggérée. Ainsi, Seuil est l’histoire de « plusieurs garçons qui pleurent » parce qu’ils sont en proie à un chaos qui ne n’expose jamais (voilà le mystère qu’un spectacle contemporain semble enfin vouloir affronter plutôt qu’expliquer). Lorsqu’une scène sans apprêt, sans images et sans discours devient le réceptacle de leurs énigmes vivantes, d’autres chagrins viennent, tout aussi profonds et inqualifiables que les leurs.



Pierre Lesquelen, 19 juillet 2022
    

Distribution

Jeu Baptiste Dupuy et Camille Soulerin

Et les voix de Vincent Garanger, Thomas Guené, et Hélène Viviès

Texte Marilyn Mattei

Mise en scène Pierre Cuq

Scénographie Cerise Guyon

Son Julien Lafosse et Victor Assié

Costumes Augustin Rolland



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