BOWEL

conception et mise en scène

NAUBERTAS JASINSKAS






© DR


Vu au Klaipėdos dramos teatras (Lituanie) - 21 mai 2021


                                    

“Cauchemar de PNJ”



Dans Bowel, spectacle expérimental qui croise habilement les références philosophiques et vidéoludiques, le metteur en scène lituanien Naubertas Jasinskas compose une œuvre d’une maîtrise rare autour de l’aliénation des corps et des esprits.

Naubertas Jasinskas a eu l’étrange idée de s’inspirer d’une pièce d’Antonin Artaud (qui fête par la même occasion sa première apparition en Lituanie), Le Jet de sang — qu’à vrai dire, la France ne connaît pas vraiment non plus. D’autant plus intrigant vu qu’Artaud méprisait le théâtre de texte, et qu’à l’exception des Cenci, très peu à la hauteur des aspirations du Théâtre et son double, il reste logiquement méconnu pour ses oeuvres dramatiques. Accumulant des tableaux plus surréalistes les uns que les autres, la violence en maître-mot, Le Jet de sang reste pourtant discret dans la mise en scène de Naubertas Jasinskas, qui s’inspire de la théâtralité surréaliste plus que du texte lui-même : en effet les personnages, en lipsync tout du long, s’épanchent en abstractions poétiques et se meuvent mécaniquement comme d’énigmatiques effigies… Pour ne pas dire comme des personnages de jeu vidéo, puisque le metteur en scène mêle avec brio les références, des Sims à GTA (une pin-up en Ferrari, un riche quarantenaire, sourire Colgate, gros cigares et billets). Quoi qu’il en soit, circonscrits par un carré de bois et surplombés par deux rangées de quartz halogènes, les personnages ont l’air emprisonné dans un monde faux, truqué, contraints de jouer leur vie, la vitalité en moins. Même la cheminée du semblant de maison est une pauvre visualisation 3D, qui inquiète plus qu’elle ne réchauffe, d’autant que l’animation vidéo dévoile peu à peu des passages étrangement vides d’une autre maison, bien plus réaliste ; comme une porte vers le monde véritable, dépeuplé depuis fort longtemps.

À vrai dire, seul le protagoniste de Bowel, post-ado paumé (Povilas Jatkevičius) cherche à s’enfuir de cette dystopie de plastique : dans sa chambre, il fantasme en voix off une vie idéale. Mais le rêve partage trop de points communs avec la dystopie elle-même, si bien que le spectacle a l’air d’être une version cauchemardesque de ses désirs de geek : « we live inside a dream », pourrait-on dire avec les mots de David Lynch, dont on trouve d’ailleurs, outre le lipsync qui rappelle la Loge Noire, une musique de la bande originale de Fire Walk With Me, The Pink Room. Seule une miniature de Notre Dame de Paris l’attire irrésistiblement en dehors des références virtuelles, si bien qu’il fantasme son crush en Esmeralda, dont il est le Quasimodo : peut-être une porte de sortie pour vivre des émotions véritables ? Le lipsync aidant, tous deux se lancent dans une reprise énamourée du film. Mais l’espoir est brisé, il s’agit seulement d'une nouvelle obsession du rêve : impossible d’exister par soi-même, il faut toujours se détruire un peu plus à coup de références. Au fond, le rêveur malade est le maître et la victime d’une fiction dont il le héros malgré lui : toute relation s’y retrouve figée par des clichés, entre récit de romance, de gangsters et de porno.

À vrai dire, le rêve malade est une métaphore du monde contemporain pour Naubertas Jasinskas, qui met en lumière l’inopérabilité des relations : chacun joue à ce qu’il voudrait être faute d’être tout court, condamné à interagir à travers un kaléidoscope d’avatars… Jusqu’à devenir le PNJ de sa propre vie :  à force de jouer à qui on n’est pas, on devient injouable. Privée d’âme, la persona, comme un corps sans tête, court dans tous les sens pour mimer des relations sociales : en vain, car le démon du jeu a depuis bien longtemps transformé le monde en simulacre. D’une technique irréprochable qui ne sombre jamais dans le formalisme (peut-être parce que son le spectacle, précisément, traite de l’excès de forme lui-même), Bowel, par un savant mélange d’inspirations vidéoludiques et philosophiques, est une expérience théâtrale rare –  de ces pièces ovni pour de vrai, qui trouvent peu d’équivalent  dans le paysage théâtral européen.



Victor Inisan, 14 juillet 2022

    

Distribution

Écriture et mise en scène Naubertas Jasinskas

Avec Alvydè Pikturnaitè, Povila Jatkevicius, Jolanta Dapkunaitè, Jolanta Sodeika 

Scénographie RANDOM HEROES

Costumes Dovilė Gudačiauskaitė

Lumière Dainius Rbonis

Compositeur Gintaras Sodeika

Vidéo Ričard Žigis

Traduction en anglais Marius Povilas et Elijas Martynemko



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