J’AURAIS MIEUX FAIT D’UTILISER UNE HACHE
conception
MIND THE GAP
© Stéphane Gaillochon
Vu au Théâtre de Sartrouville et des Yvelines - CDN, dans le cadre du Festival Impatience - 9 décembre 2022
“Je suis vraiment morte“
Capable d’hyper-réalisme quand elle représente une cuisine contemporaine aux néons inquiétants, et d’épure suggestive quand elle fait de la scène une clairière nocturne (où un groupe d’ami.e.s, dans la veine des slashers, joue à se faire peur en donnant aux bruits bien plus d’ombres qu’il n’en ont), la scénographie de Clémence Delille matérialise à elle seule la frontière entre reenactment cinématographique et opération scénique sur laquelle évolue judicieusement Mind the Gap. La première scène de crime, qui n’échappe à aucun code du genre (l’anonyme au bout du fil, la découpe de légumes annonciatrice de futurs tranchants…) joue autant sur le plaisir de la réminiscence filmique que sur notre attraction régressive pour un suspense cartoonesque, de pure convention, qui ne dupe plus personne mais que l’on se sent ravi.e d’épaissir. La réitération de la séquence (saluons la grande précision de l’actrice et de la technique dans cette opération), permettant comme on s’y attend une réversibilité progressive du crime, peut sonner comme une allusion aux boucles temporelles de certains films d’horreur (comme Happy Birthdead) qui montrent la revanche progressive de jeunes femmes assassinées. Mais cette répétition-variation est un processus surtout théâtral qui nous confronte à notre attraction insatiable et presque inexplicable pour les plaisirs de l’horreur : la répétition a beau sur-exhiber et effilocher des ficelles scénaristiques de bas étage, nous jouons d’autant plus au jeu du grand frisson. Le désir de l’horreur semble d’autant plus grand quand reculent ses effets primaires et efficaces.
C’est à notre jolie névrose (ce « goût de l’horreur en chacun de nous »), voire à notre métaphysique spectatorielle que le collectif Mind the Gap parvient ainsi, sans en avoir l’air, à nous ramener. La parenthèse discursive du spectacle, où les films d’horreur sont recontextualisés dans l’histoire américaine et rendus à leur force socio-critique, convoque à cet égard l’allégorie platonicienne d’une humanité à la fois fascinée et révulsée par l’horreur. Cette strate théorique aurait sans doute pu densifier davantage le spectacle si la dramaturgie s’était agencée autrement. Mais nous regrettons surtout que Mind the Gap reste au bord de la promesse théâtrale de son projet. Alors qu’il est fait allusion à la possibilité d’une horreur plus suggestive, plus intérieure, se nichant dans l’invisible que le théâtre parvient ontologiquement à sécréter (celle qu’on entrevoit fugacement à la fin du spectacle, où la salle est tremblée par un chœur d’enfants tapis au lointain), le spectacle reste quant à lui trop amoureux de ses souvenirs filmiques pour réveiller la spécificité terrifique de son médium, pour réellement transcender l’exercice citationnel, et pour façonner, comme l’exprimerait Lehmann, une réelle esthétique de l’horreur qui dépasserait la simple exhibition de ses coulisses. Regrets dramaturgiques qui n’enlèvent rien à la précision formelle et au réel potentiel populaire d’un spectacle qui a le grand mérite de réaffirmer un imaginaire émotionnel trop congédié par la scène contemporaine.
Pierre Lesquelen, 9 janvier 2023
Distribution
mise en scène et interprétation Thomas Cabel, Julia de Reyke, Solenn Louër, Anthony Lozano et Coline Pilet
dramaturgie Léa Tarral
création sonore et régie son Estelle Lembert
régie son en alternance avec Paul Cabel
création lumière Quentin Maudet
régie lumière Théo Tisseuil
scénographie et costumes Clémence Delille
administration / production Margot Guillerm