QU’IL FAIT BEAU CELA VOUS SUFFIT


écriture et mise en scène


MÉLANIE CHARVY & MILLIE DUYÉ





©  Christophe Raynaud de Lage

Vu au Théâtre du Train bleu dans le cadre du Festival d’Avignon (OFF) - 17 juillet 2023

                                    

“Il y a des choses que je ne dis à personne“




Le titre de la pièce - Qu’il fait beau cela vous suffit - sonne étrangement. Il pourrait produire chez certain.es une envie de correction grammaticale. Ce serait plutôt une ruse de Mélanie Charvy et Millie Duyé pour nous accrocher directement mais implicitement à son thème : l’école. Celle de l’éducation nationale, si profondément ancrée en nous, dans toutes ses nuances positives et négatives.

Il ne faut pas juger trop vite cependant, le titre étant une citation à recontextualiser dans le cours de son poème. De même, la pièce développe ses enjeux par des situations concrètes, où l’on sent que le processus d’enquête sur deux ans en milieu scolaire a constitué un matériau riche à travailler. L’école, comme tout thème à l’état de généralité, est un écueil pour le théâtre. L’idée de l’école est toujours à rapporter à tel établissement, où chaque situation correspond à une fine élaboration entre les élèves, le corps enseignant et le corps pédagogique. L’enjeu politique de l’éducation nationale implique, au-delà de l’institution scolaire, également les familles des élèves, les médias et la sphère politicienne.

La pièce parvient à composer un tel feuilletage. Elle débute par l’audio d’une ouverture du 20 heures, faisant entendre la prise en otage d’une classe par leur professeur, mené au désespoir par ses conditions de travail. S’ensuit, comme nous y sommes habitués, une vaste consultation nationale, en vue d’un Grenelle de l’éducation. Violette, membre de la consultation, est nommée à la direction d’un nouvel établissement inscrit dans une zone d’éducation prioritaire. Dans cette première partie, on observe avec la directrice les enjeux principaux de la situation. Les activités de classe sont surtout une affaire de gestion pour les professeurs. Les relations de conflit, d’humiliation, souvent en interférence avec la sexualité et une opprobre fascinée (une fellation), mobilisent le travail de conseil, de soin, de compréhension des assistantes sociales, infirmier.es, surveillant.es. Ces différents niveaux de réalité se singularisent progressivement en se concentrant sur la situation d’Aleksander, élève à la sensibilité vive, dont la mère venue de Pologne connaît ici une situation précaire tant sur le plan économique qu’affectif.

On dira que Aleksander a un problème avec l’autorité. Sûrement. Mais ce que la pièce nous fait sentir et voir habilement, c’est le lien entre une situation quasiment intenable au foyer familial et cette autre sphère autonome de l’existence que représente l’école. La dramaturgie ici ne charrie aucun déterminisme. Les difficultés et malheurs familiaux ne se traduisent pas automatiquement en échec scolaire, voire en destin funeste, heureusement. Comment comprendre que l’école parfois permette de transformer et de réélaborer une subjectivité meurtrie ? Mais que souvent l’école reste cette caisse de résonnance ou l’on accuse les coups ? Il en va ici de l’histoire politique et institutionnelle de l’éducation nationale, du génie singulier de l’enfance à se frayer un chemin. Mais cette pièce très brechtienne se concentre, comme une expérimentation scientifique, sur les stratégies et les efforts des différents acteurs sociaux pour intervenir dans cette situation. Chacun possède bien sûr ses motivations, et en l’occurrence la directrice d’établissement peut s’avérer bien moins éclairée que l’assistante sociale. De ces gestes et discours, il en va du sens que chacun.e donne à son activité, et son articulation avec la fonction de l’institution: s’agit-il de transmission de connaissances, d’orientation professionnelle, de devenir subjectif ? Tout cela à la fois. La pièce a le mérite du pragmatisme, en montrant les tensions entre ces différentes perspectives, qui s’incarnent dans des attitudes, une raillerie. Le coup répond à l’injure, ça se termine en conseil disciplinaire. Il n’est pas question de grands discours sur les valeurs. Ce registre est laissé au Grenelle de l’éducation, et à une langue de bois qui ne serait que ridicule, si on ne nous montrait pas également les leviers qui se jouent sur cette scène politique.

Mais c’est le jeune Aleksander qui nous préoccupe. La réalité familiale d’arrière-fond, seule l’audience la perçoit pleinement par le montage des scènes. Certain.es du collège la pressentent, ou s’en inquiètent, d’autres enfin l’ignorent par inconscience. Certes, la directrice a eu à faire avec la mère. Elle en a vu la violence quand elle s’adressait à son fils, bien qu’elle ignore le polonais. A-t-elle perçu aussi la détresse et l’instabilité de la mère, celle du soir à la maison quand elle s’apprête a sortir, ou lorsque son fils l’aide à cause de l’ivresse à rentrer? Qui a perçu les contorsions psychiques, le grand écart affectif du jeune Aleksander ? Car il est pris entre différents rôles, celui de soutien, de protecteur, voire de père, auquel l’invite sa mère, mais aussi cette vie de jeune adolescent qui lui appartient, et qu’il ne peut pas ne pas envisager ou rêver au cours de ces longues journées ennuyeuses passées au collège.

Il faudrait qu’il le dise. On en arrive ici au cœur de cette écriture dramaturgique. Aleksander est le seul à même de pouvoir faire comprendre ses difficultés. Mais il est aussi le plus démuni pour en parler, car parler veut dire exposer, et donc rendre vulnérable à la menace. L’enjeu de l’école consiste précisément à permettre à Aleksander de construire une assise depuis laquelle il puisse faire la part des choses, faire reconnaitre sa réalité familiale, afin de ne pas y être enchaine. Il s’agit donc fondamentalement de l’émancipation pour ces jeunes gens de leur sphère originelle d’existence, pour parvenir a jouer entre les différentes réalités dans lesquelles chacun.e est pris.e. C’est une belle solution dramaturgique qui a été trouvée. Faisant irruption au conseil disciplinaire, Aleksander prend les mots d’Aragon, des vers du poème « Il y a des choses que je ne dis à Personne » dans le recueil le Fou d’Elsa. S’aider des paroles de l’autre, des paroles déjà dites, pour dire déjà qu’il y a quelque chose qu’on n’a encore dit à personne, et donc pas même à soi-même, c’est donc déjà commencer à le dire, en même temps à soi-même et aux autres. Sera-t-il renvoyé ? Ou admis dans une formation professionnelle de dessin industriel ? Sera-t-il obligé par sa mère de consentir à travailler dès la fin du collège ? Bifurquera-t-il dans une autre direction ? Ces différents fils du devenir sont présents à cet instant sur scène, déjà un peu dénoués, assez espérons pour que le petit homme pèse un tant soit peu sa vie et son avenir. Et cela passe ici par le travail de la culture, dans son sens politique et subjectif, dont parfois l’école est la scène.




William Fujiwara, 22 septembre 2023.
    

Distribution 

Avec Aurore Bourgois Demachy, Thomas Bouyou, Emilie Crubezy, Paul Delbreil, Virginie Ruth Joseph, Clémentine Lamothe, Loris Reynaert et Etienne Toqué

Écriture et mise en scène Mélanie Charvy et Millie Duyé

Dramaturgie et regards extérieurs Romain Picquart et Charles Dunnet

Création sonore Timothée Langlois

Création lumière Orazio Trotta









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