DERRIÈRE LES LIGNES ENNEMIES


écriture et mise en scène


LUCAS SAMAIN






© Géraldine Aresteanu

Vu au Théâtre du Rond Point (Paris) le 1er février 2024 

                                    



“Frappeur.se.s invisibles“



Derrière les lignes ennemies écrit et mis en scène par Lucas Samain au Théâtre du Rond Point explore l’hypothèse radicale d’un groupe d’action clandestin agissant pour la préservation du vivant. En kidnappant la tête pensante et organisatrice d’une firme multinationale fictive, productrice d’arbres génétiquement modifiés, ses membres visent une action spectaculaire et efficace, menée dans la rue où habitent les dirigeants, loin des lignes de confrontation avec les forces de l’ordre sur différents terrains de lutte.

Les acteur.ices sont de la même génération que celle d’Extinction Rébellion ou celle des Soulèvements de la terre. Dans le sentiment d’immobilisme ou de naufrage de la situation nationale et internationale, les cœurs sont gros de ce qui peut porter à une telle action radicale : se rendre invisible pour échapper au pouvoir, et frapper au cœur du système. Trouver des leviers pour peser dans les médias, donc sur les masses, donc sur le cours de l’histoire, au prix d’un sacrifice de soi, non seulement par la force de la répression mais aussi dans la neutralisation de son empathie qu’engage une telle action. Comment cette proposition résonne-t-elle avec le nœud d’affects de colère et de joie, mais aussi d’angoisse et d’un sentiment de dérision ou d’impuissance qui traverse l’époque et particulièrement les jeunes générations ? Où se place et nous place la pièce par rapport à la ligne de partage des ennemi.es et des ami.es ?

Le premier temps de la pièce pourrait avoir l’allure d’un théâtre didactique, où les scènes d’interrogatoire et de réflexions collectives sur la stratégie médiatique servent aux acteur.ices à éprouver des situations, des gestes, des tensions. L’action est radicale, et engage des enjeux fondamentaux sur le recours à la violence. Au moment de la mise en place de réacteurs nucléaires en Allemagne dans les années 80, le philosophe Gunther Anders, compagnon de route de Arendt, avait abordé dans une intervention ce problème avec placidité : La violence : oui ou non - sans point d’interrogation, sans questionnement, mais dans la reconnaissance que des évidences nous placent dans un des deux camps. Le jeu des acteur.ices se déploie dans cette première partie avec la même placidité. Comment la recevoir et la comprendre ? Elle cible le fantasme de la radicalité dans les sentiments de fin du monde, dessine une forme d’inhumanité ou de naïveté. Entre la formulation polémique d’Anders, la répétition de l’idéologie, et l’obéissance à un commandement immoral, la différence tient à ce qui tremble et reste animé sous l’apparence stable et calme d’un corps ou d’une voix. Le déroulement des opérations suit son cours.

L’attention médiatique et les débats se polarisent autour de l’enjeu de l’ingénierie du vivant et de ses risques. Le cas de Patricia Hirst revient sur le devant de la scène, elle qui était la première agricultrice à essayer ces arbres génétiquement modifiés a déclaré un cancer lié aux pesticides sécrétés par l’arbre lui-même. Il semblerait qu’une reconnaissance des responsabilités soit possible. La question de la violence divise les plateaux télé, au fur et à mesure que s’approche l’ultimatum posé à la firme d’abandonner ses recherches, sans quoi l’otage sera exécuté. Un écran vidéo encagé, la lumière et le son donnent l’allure d’un thriller. Mais un évènement inattendu défait leur programme. À la veille de l’ultimatum, Patricia Hirst pardonne publiquement la firme, et demande que l’otage soit libéré. La feuille de route se déchire. Une dérive s’ouvre où s’égrainent les jours. Les médias se désintéressent de l’otage, le groupe d’action ne trouve pas de chemin pour se désengager de cette impasse. Dans cette errance, les statuts s’affaiblissent, la mise en scène de la menace ne marche plus. L’otage ne craint plus pour sa vie, et s’ennuie. Dans l’atonie, l’achat de la parole de la victime par la firme n’emporte plus même l’indignation.

Cette seconde partie se présente alors comme un renversement de l’enlèvement d’Aldo Moro, dont l’otage Antoine Moront est un double dans le champ de l’innovation technologique. Moro, chef de gouvernement de centre gauche, président du conseil national de la Démocratie chrétienne, est enlevé par les Brigades rouges en 1977. Mais l’otage se révèle de peu de poids dans les négociations escomptées par les Brigades rouges. L’exécution d’Aldo Moro sera l’issue de cette impasse. Ici, l’annulation de l’ultimatum par le pardon de la victime rend impossible tout passage à l’acte. Elle retire le poids de la détention d’un otage dans les négociations. Comme s’en expliquera Mario Moretti dans des entretiens donnés en prison dans le années 90, c’était une compréhension inadéquate de la situation politique qui les avait amenés au ciblage d’Aldo Moro. Lucas Samain met en scène ce groupe d’action aux prises d’un système médiatique dont ils sont les stars d’un jour, et dont les règles leur échappent. Nous aurions aimé toutefois que sa mise en scène fasse sentir, voir et réfléchir le jeu des actions, de leur médiatisation, de leur écho dans le public et dans les corps.
 


William Fujiwara, 1er février 2024
    


Distribution 

Texte et mise en scène Lucas Samain

Avec Caroline Fouilhoux, Alexandra Gentil, Jeremy Lewin, Adrien Rouyard, Étienne Toqué

Scénographie et lumières Hervé Cherblanc
Assisté de Lison Foulou

Vidéo Valentin Dabbadie

Son et régie générale Hugo Hamman

Costumes Juliette Chambaud










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