LA JOIE ! 


écriture et mise en scène 


LOUISE WAILLY





©  Gauchy

Vu à l’Artéphile dans le cadre du Festival OFF d’Avignon - 8 juillet 2023

                                    

“La Joie guidant le peuple, un tableau déroutant.“



Dans l'espace métathéâtral d'un spectacle dont on aurait abandonné le montage technique, comme un écho à la fermeture brutale des théâtres pendant la période covid, un comédien en costume de cafard fait son entrée, et abandonne immédiatement.

Son refus de jeu est épidermique : la kafkaïenne métamorphose de Gregor Samsa en cafard n'aura pas lieu. Il dépose son masque de nuisible, pour faire autre chose, n'importe quoi, pourvu que cela cesse de nourrir la déprime ambiante et qu'il puisse entamer un parcours libérateur vers la joie. « Ça ne va pas être simple » confie-t-il, mais il s'y lance corps et âme.  L'excellent Quentin Barbosa, dans une élégance, une générosité et une ferveur admirables, porte au plateau la réflexion philosophico-personnelle de Louise Wailly sur la joie. Le monologue s'organise en deux mouvements : un temps de plaidoyer en faveur de cette passion délaissée et phagocytée à l'heure post-moderne par la dépression et la perte de sens  et un temps d'incarnation d'une sorte de Drôle-de-Marianne  («la Joie guidant le peuple » ) bien décidée à rallier un maximum de monde au sein de son nouveau parti, La Joie !, en faisant de gentilles petites bêtises susceptibles de donner le sourire pour emporter l'adhésion du public.

Dans le premier mouvement,  il faut souligner la courageuse tentative de Louise Wailly d'oser frontalement le lyrisme. Sans arrière pensée, sans double lecture, dans un style que l'on pourrait qualifier de « naïf », le texte cherche à nous convaincre d'une évidence : nous avons toustes besoin de joie. Le postulat est que la  joie est bonne a priori, meilleure que la déprime, c'est une passion avec laquelle il faut réapprendre à composer et qu'il faut s'entraîner à chérir ; il en va de l'intérêt général. Ainsi soit-il, le texte assume la prescription éthique et consacre La Joie ! comme rempart possible contre la dépression, ce mal rampant des sociétés capitalistes néolibérales.  Louise Wailly parie sur la complicité avec le public: nous savons toustes ce qu'est la dépression, le système nous veut K.O. ;  il faut donc apprendre à se lever pour la joie, qui a ceci de dissident qu'elle nous charge de la satisfaction d'être vivant, plutôt que du sentiment morbide d'être exploité.

Le deuxième mouvement consiste à faire exister la figure de La Joie ! parmi nous mais, ce faisant, opère une sortie de route. Le moment est particulièrement désarçonnant (et par là-même puissamment intéressant) puisque Louise Wailly semble créer un monstre qui la dépasse et vient contredire ses intentions de départ, à savoir La Joie ! comme résistance aux maladies capitalistes. À travers la construction d'une figure féminine grotesque et inquiétante, sortie des affres de la déglingue quoique drapée de panache dont elle a le secret (dans Hedda notamment), la metteuse-en-scène transforme sa réflexion sur l'éthique de la joie en propagande. La Joie ! se perd en injonctions gaiement capitalistes et réduit cette passion calme à une catégorie du bien-être, du divertissement ou de la réparation du for-intérieur (quand Spinoza dans L'Ethique désignait cette passion comme inhérente à l'obtention de la vérité et de la sagesse – nous sommes donc loin du grand lol qui fait du bien ) : « souris-toi à toi-même », «  la joie se partage comme une bonne salade de fruit », « la joie est un programme auquel il faut souscrire et adhérer », « si vous êtes malheureux, c'est que vous n'avez pas encore choisi La Joie ! ». Cette promenade aux enfers de l'happycratie ne serait pas pour nous déplaire, si nous étions certaine que ce glissement du discours était un virage conscient de l'autrice.

La bien-heureuse leadeuse de La Joie !, dans un geste bouffon, commence par prôner le point de vue unique,  le seul qui vaille, le point de vue heureux ! , à communier autour d'une bonne salade de fruit qu'elle concocte frénétiquement au couteau de boucher, à exécuter gratuitement des petits numéros abêtissants pour nous donner le sourire, sur le mode des vidéos drôles d'internet cherchant à rendre le gag viral. Dans une dépense d'énergie folle, affublée d'une robe de princesse usée, de petites oreilles blanches, de fanions en guise d'écharpe présidentielle, d'un lance-confettis et d'un chariot- dînette, elle occupe nos yeux et nos oreilles sans discontinuer, se charge de nous faire passer « un bon moment » par des effets-sujets à rire qui emportent l'adhésion spontanée et aveugle du public et qui obligent, dans un second temps à se demander : n'est-ce pas précisément l'oeuvre du néolibéralisme d'avoir noyé la joie dans le gag et le bonheur dans l'accumulation-consommation de « galeries de bons moments », en faisant de ces notions abstraites des quêtes intérieures hautement individualistes qui nous rendent intimement consommateurs ? La Joie ! de Louise Wailly nous a diverti et a le mérite de nous donner à considérer les dégâts émotionnels du capitalisme sur nos imaginaires et nos projets intimes. Elle nous offre le show d'une « joie-prêt-à-porter » que les structures capitalistes ont à cœur d'entretenir dans notre imaginaire pour nous « la vendre »  sur des marchés incroyablement juteux ou dans des idéologies qui nous recommandent d'avoir la niaque pour aller chevaucher le tigre. Mais elle laisse une question (inquiétante) complètement impensée :  sommes nous à ce point détourné·e·s de la joie, comme quête de vérité et de clarté, comme passion intellectuelle tournée vers la complexité et la profondeur, comme passion à infiltration lente dans nos corps et nos esprits, que nous serions devenu·e·s incapables de nous la représenter en dehors de la consommation, de l'individualisme ou du divertissement ?



Anne-Laure Thumerel, 14 juillet 2023.
    

Distribution 

Texte, mise en scène Louise Wailly

Jeu Quentin Barbosa

Lumières et scénographie Guillaume Marselet

Costumes et assistanat à la mise en scène Myriam Mairey




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