Bonnes
texte
Louise Herrero, Shane Haddad
mise en scène
Louise Herrero

© Julie Mitchell
Vu au Théâtre de la Tempête le 7 juin 2025
“La rose poudrière“
Avec bonnes, Louise Herrero poursuit et affirme au sein de la compagnie Mesa Feliz son exploration du burlesque féministe dans le temps mythique de l'éternel féminin. Après C'est un réflexe nerveux on n'y peut rien et en co-écriture cette fois avec Shane Haddad, elle propose une nouvelle galerie de figures chargées à bloc à l'idée de rentrer dans le moule de la « bonne meuf », mais qui, forcément, débordent.
Dans l'institut de beauté « Less is more », tout n'est que luxe, calme et volupté. Musique relaxante, arcades antiques, bain rose bonbon et voilettes en transparence mettent en jeu tous les signes commerciaux de la délicatesse et du bien-être. Mais très vite c’est le branle-bas de combat : dames et esthéticiennes luttent contre de quotidiennes catastrophes esthétiques qui finissent en boucherie dans l'espace de l'obscène, c'est-à-dire dans les cabines, dont on voit régulièrement sortir de nombreux sacs poubelle remplis d'ablations. Comme dans n'importe quel salon d’esthétique, il s'agit d'enlever ou d'empêcher tout ce qui dans le processus vital d'un corps humain désigné comme femme a été socialement banni du visible – ce qu'on appelle « la beauté », fondée sur le principe de restriction voire d'annihilation du « laisser-aller » — les poils, les rides, la peau en trop, les tâches, les cicatrices, les boutons, la graisse, les ongles, les cernes, le cheveu blanc, les organes qui entretiennent l’appétit. Alors, on pince, on perce, on arrache, on gomme, on polit, on ponce, on resurface, on remodèle, on draine, on évacue. Cet institut tourne à plein régime : c'est le camp d'entraînement pour l'annuel concours de beauté orchestré par Titus Verus qui, selon son bon-vouloir, désigne comme la Gagnante ou l'Élue, celle qui lui plaît pour lui remettre sa semence considérée comme divine.
La partition burlesque hard-core est ainsi installée. D'entrée de jeu, douze prétendantes en lice pour devenir le prochain réceptacle de Titus sont mises en concurrence : corsetées à outrance, enfoncées dans des faux-sein ou des frous-frous jusqu'au cou, encombrées de volumineuses structures de robes, enrubannées comme des blessées de guerre, elles se préparent au concours avec acharnement en même temps qu'elles s'enfoncent dans le refoulement systématique de leur propre intégrité. Six employées et six clientes ; douze destins se croisent mais ne trouvent pas le moyen de s'unir pour un meilleur sort commun en raison de la domination des bourgeoises sur les travailleuses. Cela dure jusqu'à ce que l'une d'entre elles « parle », c'est-à-dire qu'elle cesse de perpétuer le papotage inoffensif pour faire trembler l'ordre patriarcal capitaliste et son entreprise latente de mise à mort (à petit feu ou à grands coups) des humains non-masculins. Cette parole réussit à réorienter l'énergie combative de l'esprit du concours vers une cause commune.
La dramaturgie de Shane Hadad et de Louise Herrero ouvre les vannes d'un comique qui pique et qui soigne en même temps en faisant jaillir le puant symbolique de nos fondations économiques et sociales. Il faut souffrir pour être belle : elles inventent un burlesque féministe où le principe de la bastonnade ou de la chute violente propre à ce genre théâtral donne à voir la violence patriarcale incorporée. Les acteurices jouent de la tension rétention-explosion. Tantôt coincées, pincées ou étriquées par l'autoprivation , tantôt possédées par un esprit de gagne aberrant ou un appétit de vivre gargantuesque, les concurrentes nous conduisent dans les profondeurs absurdes de la violence introjectée dont nous sommes finalement amenées à observer le caractère sans borne et la ressource illimitée pour la reproduction de l'aliénation millénaire. Elles apparaissent comme des cuves bondées d'un refoulement parvenu à saturation et dont le retardement de l'explosion ou de l'implosion participe d'un toujours-plus insoutenable. Le désir émancipateur apparaît sous nos yeux aussi vulgairement nécessaire qu'une envie de se soulager. On explore alors ce moment : quand est ce que ça va péter ? Et bien sûr, le pet carnavalesque de la résolution arrive et dégonfle dans un pète-un-coup salutaire l'enflé du dernier degré, l'humain masculin qui ne manque pas d'air et gonfle tout le monde en imposant son bon-vouloir comme ordre du monde.
Anne-Laure Thumerel, 23 juin 2025.
avec Adèle Choubard, Marie-Armelle Deguy, Baptiste Dupuy, Juliette Fribourg, Louise Herrero, Léo Landon Barret et le musicien Arthur Dupuy
dramaturgie Shane Haddad
scénographie Lucie Mazières
musique Arthur Dupuy
lumières Marie Plasse
regard chorégraphique Marine Colard
assistanat à la mise en scène Gwendoline Destremau