MÉDÉE
d’après
EURIPIDEadaptation et mise en scène
LISABOA HOUBRECHTS
© Vincent Pontet
Vu à la Comédie Française (salle Richelieu) le 17 mai 2023
“Ce que je dis, seule moi peux le dire “
Il n’est évidemment pas surprenant que Lisaboa Houbrechts s’engage dans une dé-monstrification, une humanisation de la figure médéenne qui rend à son infanticide sa complexité morale et politique. Tommy Milliot avait déjà poursuivi cette quête féministe l’an passé, dans une mise en scène hélas trop feutrée et formelle pour faire advenir un nouveau dissensus tragique. Ici nous sommes loin du lissage : la prouesse esthétique de ce Médée est qu’elle tire sa contemporanéité d’une grammaire scénique sacralisée - scénographie en prise avec le cosmos, pulsions chorégraphiques, costumes outrancièrement intemporels. Les signes qu’elle nous envoie, aussi dantesques soient-ils, paraissent sans cesse alignés et brillamment kitsch - la musique, pour seul exemple, semble être donnée en live et émaner des êtres. Aussi parce que ce cosmos agité est drastiquement soufflé par le rocher indifférent qui s’y tient droit. Souvent centrale et fixe, à l’inverse de la figure en indétermination, sur le seuil d’un nouvel exil, que la pièce d’Euripide donne à lire, la Médée mise en présence par Séphora Pondi ne possède pas seulement un mystère captivant. Elle incarne l’inassignation, c’est-à-dire littéralement qu’elle fait chuter les signes qui tentent de la dire, ceux du chœur féminin par exemple qui la rangent dans un genre de femme potentiellement maléfique.
Ici c’est Créon en cape d’argent qui court tout perdu autour d’elle, exilé du nouvel ordre que Médée impose silencieusement aux hommes de pouvoir. Ainsi, Lisaboa Houbrechts et son dramaturge Simon Hatab vont bien au-delà d’une lecture amoralement politique du geste terrible de Médée : ils transforment la pièce d’Euripide en tragédie du Logos patriarcal, que le rideau de scène initial - montrant un doigt sur la bouche incitant au plus salvateur des silences, sous-entend immédiatement. Loin du pittoresque imprécatoire et du spectaculaire prophétique qui ont longtemps médiatisé le personnage, la parole de cette Médée là semble constamment intérieure, balbutiante. La déconstruction de l’héroïne - recherchée souvent en vain par bon nombre de relectures mythiques contemporaines - est ici constamment opérante : au lieu d’être attraction, bête de foire, cette Médée désigne et foudroie constamment le dispositif signifiant dans lequel la parole des autres comme la tragédie d’Euripide tentent de l’enserrer. Depuis son char, où elle est accoudée en force tranquille, elle transforme l’innommable qu’elle vient de commettre en pensable, et éradique de sa pure présence ce halo d’irrétationnalité synonyme de diabolisation. C’est elle qui, symboliquement, semble conduire de son regard la levée des toiles peintes comme les retours salvateurs à la boîte noire, espace sans signes vers lequel revient sans cesse la représentation pour mieux purifier sa grammaire.
Rares sont les théâtres populaires (Médée l’est bien plus que le noueux Pépé chat, précédente création d’Houbrechts) qui ne lésinent par sur la beauté. Car c’est bien cette accessibilité, cette capacité du mythe à parler aujourd’hui et à tous.tes - la traduction de Florence Dupont y participe évidemment - qui frappe dès la première scène. Nulle surprise alors si, dans l’entretien fourni dans le programme de salle, Lisaboa Houbrechts refuse le terme « métaphore », car tous les signes qu’elle emploie scéniquement - ballons noirs aussi légers que l’enfance, cœur à vif sur la poitrine déchirée, linges de gosse étendus qui partent au ciel - sont d’une audacieuse littéralité. D’une extrême clarté qui n’annule jamais leur intensité et leur force de suggestion, aucun d’eux n’est dissolu (comme le souhaitait Barthes), différé, crypté, mais au contraire rendu à son évidence primitive. Proche des mythes émondés de Castellucci (comme L’Orestie), qui trouvaient une émotion purement tragique en privilégiant l’évidence horrible des images au long déploiement des discours, le Médée d’Houbrechts n’est certes pas anti-textuel mais tend lui aussi vers une immédiateté picturale, très artaudienne dans sa force de frappe extra-intellectuelle. Voilà donc, comme le fantasmait Barthes dans “Comment représenter l’antique” une authentique tragédie : un spectacle au service des femmes et des hommes.
Pierre Lesquelen, 22 mai 2023.
Distribution
Adaptation et mise en scène Lisaboa Houbrechts
Avec Serge Bagdassarian,Bakary Sangaré,Suliane Brahim, Didier Sandre, Anna Cervinka, Élissa Alloula, Marina Hands, Séphora Pondi, Léa Lopez
Dramaturgie Simon Hatab
Scénographie Clémence Bezat
Costumes Anna Rizza
Lumières Fabiana Piccioli
Musique originale Niels Van Heertum
Chants Jérôme Bertier
Son Jeroen Kenens
Travail chorégraphique Tijen Lawton
Maquillages Céline Regnard
Assistanat à la mise en scène Céline Gaudier
Assistanat à la scénographie Nina Coulais de l’académie de la Comédie-Française
Assistanat aux costumes Clément Desoutter de l’académie de la Comédie-Française