LA NUIT DES TEMPS
écriture et conception
“Ce que le théâtre doit à la nuit”
C’est cette « Nuit des temps » du documentaire, titre exacerbant l’obscurité promise à ces aventureuses mises en lumière, que nous invite à contempler la focale cette fois théâtrale de Liora Jaccottet. Sa nuit sans « indice suffisant » promet d’être initialement une forme dialoguée entre théâtre et cinéma, non sans ironie envers cette hybridité si usitée par les scènes contemporaines qu’elle n’en est peut-être plus une. Le spectacle a pourtant l’air de surfer sur ces dispositifs musclés : un écran a jatahyiennement envahi le petit plateau (quelques plis et jaunissures en plus), tandis que le présentateur confirme aux haïsseur.se.s de telles expériences que le théâtre va encore une fois capituler, la représentation devant se confondre avec la projection d’un documentaire reflétant une enquête corse.
Qu’aura caché cette fois le soleil noir de la Corsica, celui dont bien des artistes - de Jérôme Ferrari à Catherine Corsini cet été - ont déjà fait leur miel tragique ? Serait-ce l’homosexualité, soupçonnée par certain.e.s et déniée par d’autres, d’un grand-oncle - J.-M. Cesari - homosexualité qu’il s’agira moins d’attester que de pressentir, moins de percer à jour que de rendre à la nuit des images ? Ce fut en tout cas le dessein du documentaire qui reste image morte puisqu’il explose sous nos yeux dans la nuit cette fois compacte d’un disque dur, rendant alors le théâtre-cinéma orphelin de son fier écran et la scène dans les retrouvailles heureuses de son art primaire et enfantin. Celui qui n’était que présentateur, Pascal Cesari, est alors chargé de reenenacter la bobine perdue. La dramaturgie de l’échec technique, qui commande l’invention rapide d’un régime spectaculaire imprévu, ne date pas d’hier. Liora Jaccottet a d’ailleurs l’intelligence de mettre en scène cette introduction foireuse avec tout son halo de déjà-vu - du « parlez entre vous » lancé aux spectateur.rice.s trompé.e.s sur la marchandise à la fumée trop épaisse que répand l’explosif de marchands de trucs. Tous les fameux pis-allers de la représentation précarisée volent par ailleurs au secours des regards : s’improvise un théâtre d’objet de bien bas étage ou encore une séance de divination changeant un Duralex en boule de cristal.
Aussi Pascal Cesari s’engage-t-il malgré lui dans un one man polyphonique, se collant les accents corses comme des postiches, se lovant sans souci dans ces images absentes qui semblent avoir tant imprégné sa rétine qu’elles sont devenues corps. Georges Didi-Huberman nous mettait en garde contre la récupération de l’image dans le discours, transmutation qui serait toujours réduction et simplification selon ses dires. Liora Jaccottet a l’art de le contredire : c’est moins la traduction efficace et maîtrisée des images déchues que donne à voir l’art discursif de l’acteur que leur grouillement, que leur recel, que leur punctum. Ce fameux détail qui point, niché dans l’image, ultime empreinte du réel, semble effectivement devenir dans les rejeux de Pascal Cesari l’origine du théâtre et de son trouble : c’est moins la transcription incarnée du film que sa résonance brûlante avec un corps et une intériorité que cherche Liora Jaccottet. L’interprète en ce soir de première semblait manquer parfois à l’état pleinement performatif dans lequel il aurait pu être - une pleine disponibilité, un état de connexion aux images susceptibles de toutes les rouvrir. Mais son oscillation entre reproduction mécanique et affectation imprévue au contact du mystère (comme lorsqu’il se surprend à prolonger lui-même la danse) semblait paradoxalement servir on ne peut mieux la dramaturgie d’un spectacle pensé comme la tombée progressive d’un masque, comme l’apparition subreptice du réel documentariste, comme la levée de l’écran blanc au profit de la nuit noire et intérieure du théâtre. Et surtout comme la réponse jamais dite mais sans cesse éprouvée aux questions renvoyée par sa famille à l’enquêteur : pourquoi s’intéresse-t-il tant à l’homosexualité possible de son oncle, que cela change-t-il pour lui, au fond ? Et le montreur de films obscurs du petit théâtre de l’Athénée, sans jamais parler de lui, s’est alors montré.
Pierre Lesquelen, 22 septembre 2023.
Distribution
écriture, conception et mise en scène Liora Jaccottet
Interprétation Pascal Cesari
Scénographie et lumières Manon Vergotte
Création sonore Mathieu Ducarre
Création vidéo Mario Houlès