POUR UN TEMPS SOIS PEU


texte et jeu


LAURÈNE MARX


mise en scène


FANNY SINTÈS





© Pauline Le Goff

Vu au Théâtre de Belleville  - 19 novembre 2022


                                    

“Une sensation c’est l’inverse d’un mot“



Sous la forme d’un « stand-up triste », Pour un temps sois peu fait déflagrer une parole intime, une pensée de la féminité et de l’identité trans comme une explosion de vie et de rage, un chemin tracé à main levée et la tête à 26 degrés.

Pour une heure et quelques minutes, Laurène Marx prend le pouvoir sur scène, pour raconter et questionner les rapports de domination qui s’exercent sur des vies, sans cesse ramenées aux assignations de sexe et de genre, sur nos représentations et dans nos imaginaires. Elle prend la scène frontalement, avec pour armes et étendard son langage et son corps arc-en-ciel, ses sensations que la société hétéronormée violente et occulte, pour en faire un espace de lutte. « Une sensation c’est l’inverse d’un mot, dit-elle, ça n’a pas de son propre, ça ne résonne qu’à l’intérieur d’un réceptacle clôt, c’est dans l’alcôve de ton corps, celle où personne ne peut entrer sans se cogner. »

C’est peut-être la proposition qui nous est faite : une performance à multiples pistes pour entrer sans se cogner dans un monde intime, entrer par les mots que le dispositif du micro met à distance et tenter malgré tout de franchir sur scène la ligne du sensible pour se relier à ce corps qui défie, se bat, respire anarchiquement, danse aussi. Laurène Marx joue habilement avec le micro des effets d’incarnation et de distance et remonte ainsi dans son monologue le fil d’une quête impossible : c’est quoi être une femme ? Et dans le brouillard des injonctions contradictoires, le micro mute en pilier, en allié au centre de la scène, qui des détours apparents de la parole ramène inlassablement à ce corps et cette voix qui se racontent. Elle se démultiplie sans jamais perdre le centre de gravité d’une performance à la fois trouée d’émotions et ultra maîtrisée dans le jeu. Usant du cynisme comme de la tendresse, le monologue fait surgir par touches, avec humour, les personnages qui peuplent ce récit de transition – médecin et psychiatre que le parcours de transition oblige à fréquenter, Manuela la mère-trans, les copines du bois de Boulogne... Il est par ailleurs difficile d’imaginer un autre corps qu’un corps trans pour porter ce récit de la recherche de l’angle juste - tête, poignet, comment faire féminine mais pas homosexuel - la douleur des opérations, la tentation d’être peu et de se fondre dans les identités de genre normées, de se conformer pour ne pas risquer de n’être plus rien. Respirer pour dépasser la peur de n’être qu’un beau monstre qui fait bander.

La parole de Laurène Marx est délicatement mise en valeur par une mise en scène qui lui laisse la place, comme un regard bienveillant à juste distance, et par les lumières bariolées de Solange Dinand qui reflètent une autre vision de la normalité, un réflexe salvateur de couleurs contre le noir ambiant. Aux représentations fantasmatiques des transidentités, Laurène Marx et Fanny Sintès opposent la précision du vécu, la loyauté de la chair à la réalité. Il est beaucoup question de disparitions et d’apparitions dans ce spectacle, d’âme ou de corps. Il y a le désir spectral, jugulé par les médocs et le retour oscillatoire de la libido, le pouvoir magique du mot « trans », qui fait se tarir instantanément les conversations, les ami-es qui disparaissent, les souvenirs et le visage d’une autre que la chirurgie brise et recompose. Sans velléité de pédagogie, Laurène fait apparaître de façon dé-moralisée la prostitution des trans, souvent décriée dans des débats bourgeois ignorant des enjeux et aveugles quant à l’immense violence qui s’exerce à leur encontre. Faire apparaître ces identités et ces corps trans, c’est encore raconter l’impossibilité de disparaitre dans l’espace public hétéronormé et les agressions, coups des mecs haineux, aiguilles des regards qui cherchent sans cesse à assigner un genre, une identité, une sexualité.

Les codes du stand-up infusent le rythme de ce monologue. Mais si Laurène Marx emprunte à ce genre son efficacité rythmique, il ne s’agit jamais de se laisser prendre par une mécanique comique bien huilée car la performance est rongée en son cœur par une inquiétante instabilité du rire et des larmes. L’adresse à un « tu » est assez vertigineuse car elle induit un trouble hyper fécond sur la destination de cette parole frontale, parfois brutale mais jamais agressive. Ce « tu » nourrit un jeu où Laurène nous parle et nous implique individuellement autant qu’elle se parle et répond à elle-même, dans les différentes temporalités de sa propre histoire. Les spectateur-rices sont pris dans le ferment de cette adresse qui rend de façon intéressante toute passivité impossible. Comme dans tout stand-up conventionnel, il y a des blagues et chaque fois que nous rions, il faut se questionner sur la valeur de ce rire, ce qu’il raconte de nous, et de notre perception des trans. A chaque fois que nous rions, ce rire est hanté de doutes, et les larmes ne sont peut-être jamais loin. Ce qui advient dans la forme est finalement la question d’une responsabilité politique de chacun-e.

C’est un spectacle pour lequel on aimerait inventer de nouveaux mots pour dire l’émotion, ce que ça vient toucher et faire comprendre-comprendre, comme dirait l’autrice, s’approcher du fond. Il faudrait trouver des mots moins galvaudés que « bouleversant », même si c’est ce qui vient à la bouche, et dire qu’en comparaison d’une telle puissance – parce que c’est vrai, et qu’en tant que tel ça nous retourne - tandis que se poursuit à l’intérieur la déflagration de ces mots portés et vécus, tout ce qui se fait sur nos scènes contemporaines a soudainement l’air bien pâle et sonne faux.  

Pauline Guillier, 9 janvier 2023.




Le texte de Pour un temps sois peu est publié aux Éditions Théâtrales



Distribution

Texte et jeu Laurène Marx

Mise en scène Fanny Sintès

Création lumière Solange Dinand




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