LA TAÏGA COURT


1 texte / 4 metteur.e.s en scène


IVAN MARQUEZ / MATHILDE WAEBER / ANTOINE HESPEL / TIMOTHÉE ISRAËL






Anti-atlas © Jean-Louis Fernandez

Vu au Théâtre National de Strasbourg les 4 et 5 novembre 2022


                                    

« Quatre forêts qui marchent »





Après Trust de Falk Richter et Les Disparitions de Christophe Pellet, La Taïga court de Sonia Chiambretto est le troisième texte soumis simultanément aux quatre élèves metteur.e.s en scène du Théâtre National de Srasbourg. Si l’événement (« 1 texte, 4 visions, 4 lieux ») vient d’abord saluer l’écriture contemporaine que défend ardemment Stanislas Nordey, puisqu’il est la preuve par l’exemple de la fécondité et de la liberté encore permises par un matériau dramatique, il permet surtout aux sillons esthétiques tracés par les élèves (que nous avions découverts dans leurs premiers travaux à l’école) de s’épanouir dans des gestes très personnels et matériellement accomplis.

La Taïga court est de ces œuvres qui, comme le fantasmait Joseph Danan dans son essai Entre théâtre et performance, rendent « caduque la distinction entre pièce de théâtre et texte-matériau. » Sa rugosité dramaturgique est vertigineuse : les fragments qui  composent le texte sont rarement sur le même plan énonciatif, la structure apparente (quatre chapitres) est échancrée par des poèmes, des phrases éclair, des amorces de dialogue où l’interlocuteur se tait (ou répond sommairement « Ok. »), ou par des caractère spéciaux (gros points noirs ou emojis) dont le destin théâtral reste à faire. Les images maigres que sécrète l’écriture s’évanouissent quant à elles dans des conclusions désavouantes (« Les glaciers fondent. L’eau monte. La taïga court, / Le drama est un peu fort, non ? »…). La Taïga court sonne alors comme une déconstruction espiègle du drame apocalyptique : à la pièce d’anticipation sur le réchauffement climatique que l’on pourrait attendre s’oppose un jet de « scénarios » qui ne « sont ni des prédictions, ni des prévisions. » L’œuvre n’est pas pour autant dénuée de tragique, l’impossible polyphonie qu’elle sismographie dramaturgiquement suggérant la catastrophe (au sens plein de renversement) d’un peuple en pleine dérobade, d’un territoire désormais impossible à carthographier (« ICI N’EST PLUS ICI »). Aussi pose-t-elle un défi inextricable à des metteur.e.s en scène obligés de s’affirmer esthétiquement face à ce matériau qui ne semble pas supporter la vision, ce texte impropre dont il semble impossible de maintenir au plateau toutes les aspérités et toutes les contradictions.



Anti-atlas © Jean-Louis Fernandez

L’Anti-atlas d’Ivan Marquez maximise la part distancielle du texte. Sur un plateau blanc, bordé par des échafaudages et par des spectateur.rice.s disposé.e.s en équerre, les acteur.rice.s semblent se connecter au présent avec la parole émiettée des enquêteur.rice.s et des témoins. Le choix du performatif est parfois contredit par des événements scénographiques (la descente inquiétante d’un projecteur…) et par une grammaire déconstructiviste qui semble plus diriger les actes que les laisser faire. La recherche d’anti-incarnation (les énonciateur.rice.s réel.le.s sont suggéré.e.s par une image qui sépare parfois le corps de la parole) est plus opérante car elle rend justice à l’inventaire désorganisé (comme le formule Marquez dans sa note d’intention) et à l’énonciation pulvérisée nourrie par Chiambretto. Même si l’échec de la représentation fomenté par le texte (La Taïga court évoque des réfugiés climatiques qui sont impossibles à avoir, à carthographier) est parfois trop hyperbolisé par cet Anti-Atlas qui en fait une problématique éthique, là où l’impossibilité à voir chez Chiambretto est aussi un pur facteur de chaos et de tragique.




Image(s) de terre © Jean-Louis Fernandez

Au théâtre de l’anti-vision exalté par Ivan Marquez s’opposent les Image(s) de terre de Mathilde Waeber, dont le travail se situe au croisement du théâtre et de l’installation plastique et performative. L’impressionnant espace magnétique conçu par Constant Chiassai-Polin, haut et long podium de poussière tenace qui trône entre deux rangées de spectateur.rice.s, au-dessus duquel serpente un mystérieux mobile de métal, est un espace d’après l’apocalypse à la fois abstrait et ultra-matériel. Le ballet hiératique mais toujours organique des acteur.rice.s, bâtisseur.se.s de possibles abris en brique qui sans fin tombent et renaissent, vient cimenter les paroles éclatées, quitte à leur donner une unité de convention qui tend à lisser la singularités des fragments et à rendre les cadres énonciatifs parfois illisibles. Il n’empêche que Mathilde Waeber revitalise magnifiquement la grammaire usitée du théâtre paysage : pluie et fumée ouvrent un gouffre à l’extrême limite du plateau qui n’a rien d’une vignette catastrophiste. C’est un point de fuite, une réserve de puissance indéterminée qui semble matérialiser le brouillard diffus esquissé par le texte de Chiambretto, seuil au-delà duquel tous les mondes restent encore possibles.



Première cérémonie © Jean-Louis Fernandez

Antoine Hespel mise quant à lui sur la part humoristique et ironique du texte. Accueilli.e.s avec une coupe d’eau glacière, enfoncé.e.s dans des fauteuils qui rembourrent notre passivité, nous assistons à une cérémonie pailletée où les tempêtes défilent sur une longue couverture de survie. Sans doute pouvait-on craindre que ce dispositif  espièglement moraliste, qui ne fustige pas notre insouciance mais qui la thématise en y incluant sa fantaisie spectaculaire, plaque un humour noir tenace sur toutes les images. Il n’en est rien car Antoine Hespel gratte sans cesse la surface amusée de son théâtre par la puissante intériorité de ses acteur.rice.s. L’autonomie et l’irrégularité des fragments se trouve alors préservée, et lorsque le retournement final (irracontable), très habile mais qui relève encore trop de la malice dramaturgique, viendra cogner moins théoriquement sur l’imprudence des débuts, cette Première cérémonie sera un acte théâtral aussi foutraque et percutant que la matière qui l’inspire.



Bleu béton © Jean-Louis Fernandez


Le Bleu béton de Timothée Israël, enfin, semble prendre le contrepied de la dramaturgie anti-visionnaire de Sonia Chiambretto. Un grand cube d’asphalte creuse l’immense espace nu de la halle Grüber. Il est la fois un champ de transcendance car la lumière qui en émane élève les visages jusqu’à des hauteurs invisibles, et un plafond de Damoclès qui menace d’écraser définitivement toutes les vies humaines. La lenteur, la recherche féconde d’intériorité placent tou.te.s les acteur.rice.s à des endroits vocaux et corporels constamment intenses qui tranchent avec l’apparent effacement de l’humain dans laquelle se complait généralement le théâtre post-apocalyptique. Le dépliage extrême des fragments comme des visions infinies se heurte toutefois à la sécheresse, à l’immédiateté et à l’âpreté des instantanés de La Taïga court qui paraissent alors entraînés dans une autre temporalité et un autre régime d’image que le leur.


Pierre Lesquelen, 9 novembre 2022




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