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Pépée, une histoire sans chute


conception 


Josépha Sini et Laurène Hurst






© Alice Piemme


Vu au Théâtre Le Public à Bruxelles le 28 octobre 2025


                                    



“Ressuciter Pépée



Avec ce solo théâtral, Josepha Sini fait le portrait de Pépée, sa mère, avocate au barreau de Liège, dont le public apprend d’entrée de jeu et sans gravité qu’elle est décédée il y a plusieurs années. La fin est tout de suite évacuée, ce n’est pas le sujet. Pépée n’est plus mais pose problème en héritage; que faut-il en garder ? Tout, peut-être, mais là est le nœud: Pépée est tout à la fois. C’est la contradiction incarnée. Elle est une figure féminine complexe dont on ne peut tirer aucune conclusion, aucune vérité rassurante.
Avec Pépée, il n’y a pas de morale de l’histoire, pas de leçon à retenir. Alors, il faut s’approcher du mystère sans pouvoir le résoudre. Pour autant, raconter Pépée, ce n’est pas tristement peine perdue. C’est, au contraire, une joie retrouvée.

Une paire de santiags rouges cliquantes étincelle en guise de présence métonymique. Avec l’air déjà amusé, Josépha Sini entre dans cet espace où les bottes se tiennent droites pour s’adresser directement au public. Pour comprendre Pépée, Il faut savoir rire, beaucoup, vraiment beaucoup, précise-t-elle. Le sourire, le grognement et les larmes, tout y est mélangé; le rire éclate et c’est le meilleur moyen de s’approcher du vortex absurde dans lequel sa mère précipite tout le monde sur son passage. C’est la vie d’un cas philosophique de force majeure surnommé Pépée dont on va essayer de diminuer le point d’interrogation. Pour nous guider dans cette aventure épique, nulle autre que la fille de Pépée, devenue rhapsode de haut-vol et lumineuse héritière de l’absurde maternel.

Si l’on en croit sa posture d’équilibriste entre la vie et la mort, son perpétuel aménagement du suspens, son sens de la réplique, sa capacité exceptionnelle à attirer le regard, Pépée est une intrigue faite femme, littéralement un spectacle vivant permanent. C’est par la théâtralité que Josépha propose de nous donner à voir le mystère de sa mère. En virtuose comédienne de tréteau, elle raconte la geste, construit la légende jusqu’à la consacrer papesse de l’absurde. Elle déploie une palette de jeu époustouflante : la vie de Pépée défile de climax en climax et c’est toujours plus grand et gros. Un manège invisible se déploie avec son flux d’images et de personnages : il tournoie  d’abord calmement puis s’emballe en formant une procession absurde à la gloire de Pépée. Josépha prend ainsi la relève de la théâtralité rabelaisienne de sa mère et charge le vide d’une force incroyable. La part d’ombre de Pépée semble se dissiper à mesure que la fille, de toutes ses forces, tente de  la libérer de son pacte diabolique avec l’alcool, pour la réconcilier, post mortem, avec la soif de vivre.

“Et pourtant”, la tenaille de la contradiction, Josépha Sini ne la lâchera jamais pour mener une dramaturgie du contre-jugement dernier. Elle maintient le récit dans l’impossibilité de sa totalisation en nous menant aux portes du gouffre du non-sens camusien qui est, peut-être, la seule vérité fondamentale à laquelle Pépée s’est toujours tenue, droite dans ses bottes. Le sens de la vie est à construire sans direction préétablie, hors des vérités stabilisées consensuellement par le groupe et les faux-semblants de la loi. Il est à faire émerger du non-sens. Pépée a roulé, comme Sisyphe, le rocher très lourd de la conscience de l’absurde;  elle a fait tangué tous les mécanismes de stabilisation de l’ordre ou de la vérité en renonçant à toute marche à suivre. Ayant refusé de s’adonner à une quelconque fiction rassurante pour donner sens à sa vie, elle échappe purement et simplement à la définition. Elle échappe donc aussi à la chute et à son caractère fini et conclusif.

Grâce à cette écriture impeccable, Josépha finit par saisir de Pépée quelque chose de crucial. Elle rend compte de sa spectaculaire bataille avec son propre tragique. Femme de tous les contraires, négligente et exigeante, trublionne et avocate, redoutable et aimante, matriarche et vulnérable, admirable et décevante, extralucide et ivre,  libertaire et emprisonnée dans l’alcool, Pépée semble avoir mené une existence totale qui a bouché les coins de tout un chacun, ce qui l’a exposée régulièrement aux regards réprobateurs et/ou aux interrogations fascinées. Sidérante, Pépée est devenue un personnage enfermé dans les quatre murs d’une théâtralité à-part, imprenable, impossible à sauver en laissant les autres spectateurs de sa vie. Mais c’était sans compter que Josépha brise ce quatrième mur et s’empare du théâtre pour piéger la conscience de la Reine-mère. Tu as d’autres questions ? finit-elle par lancer, presque irritée d’avoir été transfigurée par le théâtre en humaine, trop humaine.





Anne-Laure Thumerel,  2 décembre 2025. 



Texte Josépha Sini et Laurène Hurst

Avec Josépha Sini

Mise en scène  Laurène Hurst

Regard extérieur Axel De Booseré

Lumières et régie Jean-Louis Bonmariage


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