JEUNESSES ENLISÉES





sur Lac artificiel et Feu du ciel
de Marine Chartrain 





© Jean-Louis Fernandez

Issue du département Écriture Dramatique de l’École Supérieure des Arts et des Techniques du Théâtre, Marine Chartrain a écrit Feu du ciel – mis en scène par Laurent Gutmann en 2023 dans le cadre des ouvertures de l’ENSATT – et Lac artificiel, qui sera monté par Das Plateau en 2025 à Théâtre Ouvert. 




Les titres de Lac artificiel et Feu du ciel évoquent un cosmos chahuté et indisponible ; un monde privé de centre, sur le seuil d’une catastrophe diffuse, où les fêtes disparaissent, où de jeunes corps se cassent et s’enlisent.

Plusieurs romans récents sont parvenus à capter une certaine mélancolie de la jeunesse actuelle – Partout le feu d’Hélène Laurain, Deux secondes d’air qui brûle de Diaty Diallo (autrices avec qui Marine Chartrain partage une certaine mythologie contemporaine du feu) ou encore Fief et Vivance de David Lopez. De son côté, l’écriture dramatique mise sur un régime souvent trop sociologique et trop discursif pour incarner le désespoir d’une génération dans sa complexité et dans sa juste indétermination – l’écriture théâtrale raconte et regarde les jeunes corps plus qu’elle ne fait corps avec leurs abyssales questions. De ce vaste lac démonstratif s’émancipe largement Marine Chartrain. Elle dont les pièces errantes, aussi atmosphériques qu’organiques, posent des repères dramatiques et s’enfoncent rapidement dans la nuit. Elle dont les personnages sont moins écrits et tracés que sismographiés depuis leurs troubles corporels et intérieurs. Elle dont les drames à épaisseur mythologique ne prétendent ni raconter ni allégoriser la jeunesse mais répercutent précisément, par leur lignes faussement claires et leurs incomplétudes, une difficulté à mettre en récit ces corps errants ; ces êtres en désadhésion avec un monde lui-même défondé, qui ruine toute volonté de symbolisation.


Feu du ciel mis en scène par Laurent Gutmann    © Emile Zeizig

Reliés par leurs « routes départementales », décor qui n’échauffe aucun picaresque mais programme au contraire des trajectoires désolées et infructueuses, Lac artificiel et Feu du ciel empruntent des voies dramaturgiques parallèles. L’une est une quête déceptive, pouvant rappeler les voyages théâtraux de Peter Handke vers d’utopiques points reculés : deux adolescentes – Salomé et Laura – cheminent vers une fête dont elles ne trouveront que les « restes » et vers un lac de possible jouvence, paradis dégradé n’offrant en fait que des baignades impures. L’autre, fresque moins intime, est une enquête embrasée sur le frère disparu de Dinah, drame politico-familial épaissi par une disparition plus vaste : celle d’un paysage urbain dont une journaliste, attentive aux intersignes, veut révéler l’imminente extinction. Apocalypses sans emphase, immanentes dystopies, les textes de Chartrain développent une étrangeté insidieuse, qui émerge sans volontarisme car l’autrice a l’art de la trouver dans la matière même du contemporain.

SALOMÉ. Regarde comme le ciel est grand
LAURA. Y avait qui avec toi
SALOMÉ. Regarde les étoiles
LAURA. Y avait qui 
SALOMÉ. Tu ne trouves pas qu’elles tournent vite tout d’un coup
LAURA. Y avait qui à cette soirée
SALOMÉ. Ça tourne là ça tourne trop vite non ou c’est juste moi
LAURA. Tu dors ou quoi
SALOMÉ. ...

extrait de Lac artficiel

Aussi ses drames sont-ils empreints d’un mystère toujours ancré. Et ce aussi parce que l’écriture apprivoise les corps avant le masque social des êtres – des corps fraternels, amants ou amis dont les deux textes suggèrent la coupure irréparable, le rapprochement périmé. Dans les dialogues se mêlent régulièrement des discussions concrètes et des contemplations inquiètes du dehors, où des signes épars et distants du réel parviennent aux jeunes regards. C’est là qu’un certain romantisme émerge : la mélancolie de la jeunesse est toujours synonyme, du XIXe siècle jusqu’ici, d’une distance irréparable avec le monde que Marine Chartrain réactualise en profondeur. Car pour ses personnages, le monde n’est plus seulement inatteignable et séparé. C’est un monde inhabitable, sans signal et sans secours, qui n’excite même plus la réconciliation. Voilà pourquoi les protagonistes cheminent-elles.ils vers des hétérotopies introuvables et inopérantes (routes désertes, forêts sans épaisseur, étendues d’eau factices…). Le drame lui-même se construit comme une itinerrance sans promesse de refuge : plus de centre et encore moins de marges convoitables sur ce sol sans « sables mouvants » mais dans lequel ces jeunes corps ne cessent de s’enfoncer.

Pierre Lesquelen, 20 mai 2024. 





Lac artificiel a bénéficié de l’aide à l’écriture SACD Beaumarchais 2022. Feu du ciel a reçu le soutien du dispositif Prémisses production et celui de la Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon - Centre Nationale des écritures de spectacle, où Marine Chartrain a été en résidence d’écriture au printemps 2024. 




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