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Collusiion


conception et mise en scène



Jérôme Michez






© Cyril Bourez

Vu aux Halles de Schaerbeek, le 13 septembre 2025


                                    



“Performer le constat : pour un pacte social de l'impact“



Lors qu'il y a accident, il y a constat, si tout va bien. Les deux parties de l'impact s'accordent pour reconnaître leur part de responsabilité ; est alors détaillé sur une feuille l'ensemble des paramètres qui ont conduit au sinistre ainsi que ses conséquences sur chacun·e afin d'en imputer la responsabilité à l'une des deux parties. Le corps impacté est ensuite dédommagé. Si tout va bien, bien sûr. Il y a peu Jérôme Michez est témoin d'un cas d'accident entre un livreur de repas à vélo et un SUV. Le chauffeur crie « ma voiture ! » de peur que son véhicule ne soit impacté. Le livreur,lui, est impacté à même le corps mais ce dernier n'a fait presque aucun bruit, ni sonore, ni politique. C'est de ce silence assourdissant que naît la dramaturgie de l'impact de collusiion : comment ne plus être aveugles, insensibles et sourd·e·s aux corps impactés par l'ordre néolibéral mondialisé?

Jérôme Michez propose un constat performé qui explose les rubriques des formulaires mais en conserve le principe de mise à plat et le questionnement de fond: que s'est-il passé ici, qui est responsable ? Il invite le regard à s'attarder sur les corps impactés « sans impact »  des travailleurs ubérisés. Le public devient le témoin vigilant d'un protocole détaillé mené par cinq performeureuses et une bruiteuse qui se préparent à « avoir un accident » tout en prévenant du danger et de la collusion des éléments entre eux. Ce pacte à l'amiable avec le risque (reconstitution-prévention) permet la diffraction de l'incident et l'aperçu de ses causes profondes.

Le constat de collusiion poursuit plusieurs étapes. Nous nous voyons d'abord délivrer des bouchons d'oreilles correspondant à une pastille de couleur. Nous rejoignons une première salle où la performeuse Yasmina Al-Assi nous accueille et présente les enjeux de ce qui a été son travail pendant plusieurs années en tant que juriste au Conseil du Contentieux des Etrangers (CCE) et dont les procédures visent à autoriser ou non le séjour d'une personne étrangère sur le territoire belge. Elle nous accompagne ensuite malicieusement avec un ton de formulaire dans notre bonne insertion des bouchons d'oreille en toute sécurité. Nous sommes ainsi invité·e·s une première fois à prendre la responsabilité de notre propre sécurité.  

Nous passons à une deuxième “rubrique“ du constat performé. Nous sommes conduit·e·s dans une nouvelle salle. L'espace est recouvert de tapis de gymnastique de couleurs verte, beige et grise qui évoquent les applications de cartographie numérique. Le performeur Koné Djakaridja est étendu au sol dans une position accidentée. Les trois autres l'observent sans affect particulier puis viennent reproduire tour à tour méticuleusement la position de son corps. Puis iels effectuent des chutes lentes en laissant échapper des petits « hop » (figure minimale de l'enchaînement-accélération)/ « aïe » (figure minimale de la douleur) / « ça va ? » (figure minimale de l'empathie) tout en soutenant le regard des spectateurices. Si je te vois, tu me vois, il n'y a pas de fuite du regard possible. Les regardant·e·s sont impacté·e·s par les regardé·e·s et cette interrelation est portée au regard conscient : le voir est partagé, tout le monde est inclus dans le visible. Progressivement, le ballet des cascades s'emballe et les cris de douleur s'intensifient. La bruiteuse Laure Lapel donne sa dimension sonore à la notion d'impact à sa table de bruitage. Le performeur Felipe Salas, en tant que cascadeur professionnel prévient des risques des mauvaises postures en proposant quelques techniques pour ne pas se blesser, même si ça peut toujours arriver, en témoigne sa blessure réelle. Le performeur Selim Salhi témoigne de son accident alors qu'il livrait à vélo il y a quelques années; l'inattention d'une dame avait provoqué sa chute brutale qui lui a laissé une douleur intense au genou. De peur de perdre son travail, il n'avait pas fait de constat et le regrette. C'est une histoire bien réelle, précise-t-il. Le performeur Pascal Jamault détaille les coulisses des cascades : bien qu'impressionnantes elles sont en réalité indolores grâce à des astuces toute théâtrales. Parfois le bruit et la douleur sont déconnecté·e·s, parfois on fait beaucoup de bruit et ça ne fait pas mal, parfois on ne fait aucun bruit et ça fait très mal. Tout le spectre de l'impact est exploré (émotionnel, physique, visuel, politique, sonore, théâtral) puis mis en suspens. Après avoir raccroché tous les axes de résonance au principe d'impact, les cascadareuses nous invitent à les suivre dans l'espace public où, previennent-iels, il va y avoir un accident. Nous sommes invité·e·s une seconde fois à prendre la responsabilité de notre propre sécurité.

Nous passons à l'observation pratique de nous-mêmes en tant que groupe ayant exploré le principe d'impact en commun. Nous suivons les oreilles bouchées et par petit groupe un·e performeureuse qui va, pour nous, sous nos yeux, frôler l'accident dans la rue. Le frôlement est un espace d'intensification du donné, une prise de poids empathique, symbolique et politique des éléments dans le réel et son organisation. C'est là que la virtuosité dramaturgique de Jérôme Michez prend toute son ampleur: le retour au réel après son entraînement signifiant dans le cadre de la parenthèse performative (la fameuse « magie du théâtre ») parvient à révéler le réel lui même, celui qu'on ne voit que trop. Le réel apparaît hors habituation. À chacun·e de suivre le fil qui se tisse en ellui car Collusiion ne s'engage dans aucun message ou commentaire. Pour ma part, je constate que mon propre corps n'est pas à l'abris de l'impact et que tous les corps ont en commun la possibilité d'être tuables. Je constate aussi que certains corps sont plus exposés au risque que le mien. Je constate que les corps plus à l'abris payent peu cher pour que des corps s'exposent à leur place : cela vaut dans le cadre d'une livraison de repas comme pour toute l'organisation sociale.. Je constate alors l'hypocrisie du renvoi à la responsabilité individuelle quant à sa propre sécurité puisque il apparaît socialement convenu que des corps s'exposent au danger pour que d'autres ne s'y risquent pas. Je constate que la lutte des classes est fondée sur le principe d'impact et qu'être tuable en premier ou en dernier est une affaire de partage absolument inégalitaire de l'exposition à l'impact. Je me demande ce que serait un partage juste de l'exposition à l'impact douloureux voire son annulation pure et simple, quelque chose comme un pacte social de l'impact. Je quitte le théâtre le corps raisonnant et songeur de son poids et de sa responsabilité politique.



Anne-Laure Thumerel, 22 septembre 2025



Conception et mise en scène : Jérôme Michez 

Assistanat à la mise en scène : Alexandra Blajovici


Avec : Yasmina Al-Assi, Pascal Jamault, Felipe Salas

Et la participation de : Djakaridja Koné, Selim Salhi

Résidences de recherche avec : Sezer Dalli, Nelson Dimas, Abdellah Ed-Darham, Emilie Guillaume, Clovis Muhama-Mahoro, Abdalroof Naser Nweji, Elsa Rauchs

Dramaturgie et création sonore : Laure Lapel

Scénographie : Nathalie Moisan

Stagiaire scénographe : Lise Ninane

Création lumière : Suzanna Bauer

Costumes : Cyril Bourez

Assistanat costumes : Morgane Kerichard


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