Neiges éternelles


écriture et mise en scène


Jeanne Lazar 





© Simon Gosselin


Vu à la Rose des vents (Lille) le 5 octobre 2024.

                                    



“Regarder fondre les schémas éternels“



Le succès, qui n'en a jamais rêvé ? Mais que veut dire réussir sa vie en tant qu'artiste ?

Loin du format biopic ou des émissions sensationnelles sur la face cachée des stars, dans Neiges éternelles, Jeanne Lazar dresse avec précision les portraits de Daniel Balavoine, Dalida et Jean-Jacques Goldman, que les présences subtiles et touchantes de Quentin Barbosa, Morgane Vallée et Yohann-Hicham Boutahar rendent dans toute leur complexité. Les trois interprètes jouent une légère distanciation qui déploient toutes les résonances de ce texte truffé de questionnements à tiroirs.

L'étrangeté et la profondeur de ces tableaux tiennent en effet dans une multiplicité d'axes de «  regards sur » qui crée du décollement entre l'artiste, sa production artistique, sa relation au public, son équipe, sa vie intérieure, son discours sur l'art, sa relation aux critiques et sa place dans l'industrie culturelle. Ce décollement ouvre l'espace instable de l'en-travail  qui est tendu par la volonté d'être « juste » dans la création d'un objet artistique et qui soulève son lot d'intranquillité, de tentatives, d'incertitudes et d'échecs. Jeanne Lazar nous donne ainsi à voir les artistes en critiques de leur propre vie-oeuvre, en situation de crise ou de perte de sens, en prise avec leur tentative toujours renouvelée de clairvoyance à elleux-même par l'éthique du questionnement artistique. Ces trois moments de vulnérabilité, d'inachevés et de suspension distanciée à soi mettent en péril (de manière salutaire) l'image figée « du succès » ou de « la star ».

Au gré des trois tableaux, se dessine alors l'idée que la starisation, la réussite sont des constructions qui enchaînent les artistes à une fonction transcendantale fabriquée par des instances commerciales patriarcales et capitalistes qui consistent à fabriquer en les devançant les attentes du public, hyperindividualiser une identité pour l'extraire du commun et produire de la « magie » par la l'invisibilisation de l'en-travail, ce travail humain trop humain du doute et de la complexité qui font de nos identités des enveloppes métamorphiques et non pas des cadres figés dans la glace pour l'éternité. La star devient ainsi, presque malgré elle, (il y a ce fameux regard-vertige saisissant que les trois interprètes livrent tour à tour au public), vectrice d'une idéologie d'autant plus forte et efficace qu'elle s'empare des masses : l'idée de la réussite à tout prix, et la nécessité pour cela, d'être sexy et libéral. Les stars participent de la fabrique du désir néolibéral patriarcal, et n'échappe pas à une profonde aliénation, bien qu'elles apparaissent comme des modèles de liberté.

Neiges éternelles soulève donc une question fondamentale : comment repenser la fabrique du désir ? Que veut-dire « changer son regard sur » ? Comment former ce nouvel œil qui charge de désirs et de gestes transformateurs des représentations moins aliénantes ? Comment sortir du regard-aveugle sur les représentations injonctives et assignantes qui nous sont présentées comme désirables ?

La proposition de Jeanne Lazar porte ses fruits ; en orientant le regard des spectateur·rice·s sur l'en-travail, la mise-en-crise de la fabrique de l'image et de la représentation selon une idéologie du succès, elle fait naître un spectacle « à déplier » où l'éthique du questionnement artistique jaillit à partir de situations très concrètes puis fait boule de neige jusqu'à nous inviter à faire notre propre portrait critique en tant que spectateur·ice.

Dans un espace délicat et tendre (signé Anouk Maugein) à mi-chemin entre l'arrière-scène, la salle de répétition ou le studio de danse, nous endossons le rôle du « regard extérieur » ou du dramaturge : cellui qui assiste à la répétition et dont le regard est amené à formuler, fouiller, problématiser le point de vue des regardant·e·s ; cellui qui se demande « qu'est-ce je regarde et qu'est-ce qui me regarde »  et qui, au titre de cette fonction « participe» pleinement à la fabrique du visible et à la nécessité pour celle-ci d'être juste. Ainsi, nous atteignons cette qualité de regard « en-travail » qui fait trembler la binarité du regard-aveugle adoration/répulsion pour mobiliser un regard accompagnant, questionnant, circulant, qui cherche des ouvertures par rapport à ce qu'il voit et observe en rebondissant toujours pour voir « ce qui l'a saisi ». Cet œil désaxé de la reproduction du prêt-à-désirer réactionnaire finit par nous engager dans un vaste questionnement qui n'attend pas d'être résolu, seulement d'être traversé: que voulons nous admirer ? Que voulons nous nommer le succès ? Et si le succès consistait à tenir courageusement l'art de se questionner en mettant en place des processus d'autocritique en vue d'être « juste » tant sur le plan éthique, qu'artistique ? Que veut dire être juste en tant qu’artiste, en tant que spectateur, en tant que critique ? Pour finir, Neiges éternelles constitue un formidable éloge de la dramaturgie, et nous en sommes ravi·e·s !



Anne-Laure Thumerel, 24 octobre 2024
    


Écriture et mise en scène Jeanne Lazar

Avec Quentin Barbosa, Morgane Vallée, Yohann-Hicham Boutahar et Ricky Hollywood

Musique Ricky Hollywood

Scénographie Anouk Maugein

Création costumes Suzanne Devaux, avec le soutien du dispositif
d'insertion professionnelle de l'ENSATT

Création lumières et régie générale Clarisse Bernez-Cambot-Labarta

Régie Son Bastien Boissier

Regard chorégraphique Marine Colard

Stagiaire à la mise en scène Pauline Murris

Construction du décor Théo Jouffroy / Les Ateliers du T2G

Coach Vocal Carole Masseport

Administration Production et Diffusion Jessica Régnier, Pauline Roybon et Lucas Joubert

Réalisation podcasts Timothée Lerolle






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