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Madame Bovary (roman-performance)


d’après Gustave Flaubert



adaptation, mise en scène


Hugo Mallon






© Vinciane Lebrun

Vu au Phénix de Valenciennes le 10 octobre 2025


                                    



“Du théâtre pas pour rien



Au théâtre, Madame Bovary s’est prêtée à bien des relectures et des adaptations. Comme Hamlet, le roman flaubertien réduit au triste sort de son héroïne est devenu un motif, un mythe fatigué à force d’être manipulé. L’humble et profonde ambition d’Hugo Mallon, prouvant là tout le bienfondé de ce qu’il nomme le roman-performance, est de remettre à l’ouvrage, avec le processus toujours dévoilé d’un théâtre qui lit et fait relire avant d’entrer en jeu, l’écrit de Flaubert dans sa vraie structure et dans sa complexité. Grâce à sa grande intelligence dramaturgique et scénique, le spectacle produit une épiphanie vertigineuse : si Madame Bovary a pu nous ennuyer, c’est que nous sommes resté·e·s aveugles à ce que le roman veut vraiment mordre. À cette socio-critique que l’enseignement romantisant et que l’imaginaire collectif, capitalisant comme on le sait sur les “femmes tragiques“, a cruellement silenciée.

Non, Madame Bovary ne commence pas dans la bibliothèque Arlequin d’Emma et ne s’achève pas sur son lit funeste. Flaubert ambitionne plutôt, sous-titre générique de l’œuvre, des  mœurs de province au pluriel qui montreraient non pas un destin particulier, un cas pathologique, un déclin sensationnel, mais bien une maladie sociale – celle de la bourgeoisie et de son détachement misogyne. Celle de la fraternité masculine que le spectacle, délaissant par exemple le morceau de bravoure de la casquette de Charles, cherche opportunément à dépoétiser. Loin de l’exceptionnaliser, Flaubert a en effet contextualisé Emma Bovary, rigoureusement et sociologiquement, – tout comme le spectacle, ouvert par une lecture minutieuse de l’incipit, fermé par les derniers mots du roman, qui nomment les conséquences morales de sa mort sur les hommes qui survivent (une mort qui vit alors comme un acte sacrificiel et non comme un renoncement solitaire) . C’est donc une Madame Bovary rendue à sa polyphonie que réussit Hugo Mallon, et ce d’abord par la qualité naturelle du théâtre (la mise en voix et l’incarnation d’un texte par plusieurs corps), mais aussi par la finesse d’une adaptation qui, sans sabots conceptuels, parvient à décentrer le personnage féminin par de multiples moyens – et donc à la défétichiser.

Le spectacle consacre une loi dramaturgique inattendue : le meilleur moyen de faire justice à Emma Bovary est de la faire un peu disparaître, de résister à la tentation du monologue (inexistant chez Flaubert), de montrer ceux qui conditionnent sa douleur plutôt qu’essayer de capturer, par l’image traditionnellement dévorante et sondante de la vidéo théâtrale, une “influence locale“ (comme on lui dit) de son mal. L’interprétation évolutive d’Aude Mondoloni, qui résiste pendant les trois quarts du spectacle à l’incarnation tragique, maintient un ludisme ironique qui dépsychologise mais aussi gargarise la figure qu’elle traverse. Utiliser – rare relai théâtral des effets de réel flaubertiens – une croix lumineuse de pharmacie, dont la lumière glauque envenime plusieurs fois le plateau plutôt qu’elle le rassure, est on ne peut plus éloquent : dans Madame Bovary, les guérisseurs en tout genre (pharmaciens, docteurs et hommes d’église) sont le virus rampant de cette société conditionnant la supplication ordinaire des femmes.

Assumant d’être des tentatives d’illustration cherchant les signes saillants du texte, les images à l’artisanat assumé, et aux multiples grains et statuts qui rendent justice à la plasticité de l’ironie flaubertienne, confirment constamment que le théâtre fonctionne ici à plein. Qu’il est un médium nécessaire pour faire émerger sensiblement – empruntons un mot brechtien un peu anachronique – un gestus à la Flaubert. C’est-à-dire que la présence théâtrale restitue la sociologie parfois invisible du roman. Par exemple lors d’une petite discussion mondaine où le flot des dialogues sur le papier ne montrait ni ce qui se jouait dans les corps, ni le partage du sensible à l’œuvre : l’oreille sourde des hommes aux mots plus intérieurs d’Emma, leur parole ventripotente qui silencie. Et ce que le spectacle réussit particulièrement bien à incarner  – notamment lorsqu’il cite délicieusement la grammaire de soap-opéra, comme pour moquer cette surface interprétative – mais surtout à retourner, c’est le cliché (masculin) du bovarysme. L’idée que la cause de la tragédie serait à chercher dans le romantisme d’Emma, dans son aspiration à un idéal inatteignable, et dans – comme le confirmait lui aussi Foucault – une potentielle folie par identification romanesque.

Car choisissant de dilater la séquence romanesque de l’opéra (moment le plus beau du spectacle), qui se prolonge après l’entracte et arrime alors la représentation à un temps plus réel, Hugo Mallon rend toute justice à la profondeur du rapport intime entre Emma et l’art ; qui n’a rien d’une bluette divertissante et abêtissante, mais tout d’un espace actif de projection, de contestation sourde et d’émancipation – somme toute fragile. D’où cette idée magnifique que le plateau, au volume longtemps empêché (toute la première partie se déroule sur une bande de jeu étroite), ouvre à ce moment là son rideau et permette enfin au songe de n’être plus qu’une vignette réduite et ironisée, mais un principe spectaculaire qui se répand. Retenant et permettant progressivement une incarnation et une théâtralisation un peu plus situationnelle (dans sa seconde partie essentiellement), le spectacle incarne alors dans son agrandissement esthétique une vie qui, à mesure que ses possibles rétrécissent, devient théâtre et maintient d’autant plus intacte et intense l’éthique de la transfiguration. Non comme une illusion, comme une mélancolie et un pis-aller, mais comme une intime politique.




Pierre Lesquelen,  13 octobre 2025. 



D’après Madame Bovary de Gustave Flaubert (1857)

Conception, mise en scène et adaptation Hugo Mallon

Avec Barbara Atlan, Léo Kauffmann, Aude Mondoloni, Simon Terrenoire et Antoine Thiollier

Scénographie Marine Brosse

Création lumières Ludovic Heime

Création vidéo et cadre Elodie Ferré et Oksana Kobeleva

Création musicale et interprétation live Léo Kauffmann

Création lumière et régie générale Ludovic Heim

Création vidéo et régie vidéo Camille Gateau

Sonorisation Jules Fernagut


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