OUTRAGE POUR BONNE FORTUNE
conception
HÉLOÏSE RAVET
©Maïa Blondeau
Vu au Théâtre Varia (Bruxelles), dans le cadre du festival Nouvelles Scènes - 11 novembre 2022
“Mieux vaut tard que jamais“
Si Outrage pour bonne fortune produit une résonance intérieure qui agit par-delà la représentation, c’est qu’une tragi-comédie quotidienne (pour détourner la formule de Maeterlinck) se cache dans chaque situation, et que cette fête quasi silencieuse pour morts et vivants, pour moines et fantômes, regarde nos propres désirs de métamorphoses. Cela tient d’abord à la constante densité des présences et de l’espace qui agrandit leurs silences. La scénographie in situ, qui profite des murs en briques sans mystique du Studio Varia, relie gradins et plateau d’une même moquette bleue, tendant alors une longue bande horizontale vers une niche de jour ouverte sur le mur sombre du lointain, petite fenêtre traversée par la lumière glaciale, puits de transcendance que même les deux alpinistes ne parviennent pas à franchir. Cette promesse incertaine de verticalité, ce vitrail timide que les personnages augmentent de deux croix peinturlurées, semble buter contre l’immanence des situations où la vivance des désirs, où l’hésitation des existences, circulent constamment.
Alors, ce n’est pas tant la dialectique du profane et du sacré qui agite ce spectacle mais l’envie, moins binaire et plus primaire, d’observer frontalement l’existence secrète des moines, d’ « imaginer [des] vies paradoxalement petites, banales, triviales et grotesques » (intentions d’Héloïse Ravet). « On me dira qu’une vie immobile ne serait guère visible » : la célèbre formule de Maeterlinck trouve ici son sens profond. Car ce sont littéralement des vies supposées immobiles qui sont rendues à leurs mystères intranquilles. Et jamais les vibrations palpables et les actes extérieurs de transgression (des bagues qui tombent, l’étreinte d’une bonne sœur, un manteau d’arlequin qui jaillit sous la pèlerine papale) ne viennent illustrer et violer ce que cache ce théâtre d’âme à la métaphysique joyeuse. Car les acteur.rice.s très au présent (mention spéciale pour l’incroyable Ibrahima Diokine Sambou) semblent si disponibles aux résonances infinies du langage et aux tumultes invisibles de l’autre qu’Héloïse Ravet s’autorise un théâtre où la relation transcende la situation, un théâtre qui remplace l’invisible absolu et métaphysique qu’il raconte par la vie invisible, tout aussi susceptible d’élan et d’élévation, qu’il montre. Ici donc, comme le formule Delphine Horvilleur, la « vie et la mort se tiennent continuellement la main et dansent. » Nul besoin alors de représenter la fête peu monacale dont on perçoit seulement les préparatifs (une guirlande multicolore). Car ce sont d’abord les désirs enfouis qui festoient hors de toute morale, dans ce monastère où l’adage biblique (« mieux vaut tard que jamais ») devient un appel émancipateur. Nous rêvons déjà aux prochaines ascensions.
Pierre Lesquelen, 21 novembre 2022
Distribution
Conception et Mise en scène Héloïse Ravet
Assistanat Victor Rachet
Interprétation Youri David, Michele de Luca, Thomas Dubot, Ibrahima Diokine Sambou, Silvia Guerra, Souâd Toughraï
Création lumière Sibylle Cabello
Création son Laure Lapel
Création costumes Solène Valentin