SIRÈNES


écriture, mise en scène et jeu


HÉLÈNE BERTRAND, MARGAUX DESAILLY, BLANCHE RIPOCHE







© DR

Vu à l’Opéra de Tours, dans le cadre du Festival WET le 25 mars 2023


                                    

“De l’autre côté du vivarium“



Un décor de parc d’attraction pour animaux aquatiques est installé. Une des performeuse, nue comme dans un vestiaire de piscine ou comme un poisson dans l’eau, c’est-à-dire dans un nu « naturel », adéquat et cohérent avec son milieu, volontairement insignifiant, le regard vide (dans lequel on pourrait quand même lire un soupçon de tristesse et d’étonnement), sa queue de sirène en serviette de bain autour du cou vient allumer une enceinte bluetooth diffusant une fausse émission France Culture sur le mythe de la sirène; soyons claire : un baragouin jargonnant (et hilarant) de spécialistes qui se posent en maîtres et possesseurs de la nature et, ce faisant, en pourvoyeurs de culture, régurgitant inlassablement les mêmes récits et concepts rebattus. Deux autres performeuses accourent, elles aussi nues-degré-zéro, pour enfiler leur queue de poisson et prendre place au sein du vivarium.

Toutes trois entravent la mobilité de leurs jambes (elles se déplaceront désormais sur leurs mains) et commencent à vivre leur vie de mammifère de zoo : attendre, voir passer quelque chose, se mettre au soleil, chasser les mouches, se frotter, recevoir la nourriture lancée par les humains et déprimer. Leurs déambulations ne sont jamais gratuites et témoignent d’une vie intérieure riche, nourrie d’objectifs clairs, même s’ils sont improductifs. Nous sommes laissé·e·s à notre esprit voyeur de visiteur·rice de zoo à tenter de trouver des intentions et des récits anthropomorphes à leurs glissades radicalement étranges jusqu’à ressentir un premier vertige : celui de réaliser combien le mythe de la sirène est celui d’un corps de femme ridiculement empêché par son hybridation animale (on aurait pu penser à une hybridation animale moins sclérosante, qui augmente la rapidité ou l’agilité…), combien il apparaît aussi désagréable de faire glisser son corps dans une queue de poisson que dans un jeans serré (il faut souffrir pour être belle, parole de sirènes) , et surtout combien il apparaît difficile de des-érotiser et d’échapper au vortex de discours et d’imaginaires qui collent à la peau des corps féminins, qu’ils soient normés ou non. Elles laissent la scène durer le temps que le vertige se transforme en une question plus sourde : qu’est-ce qui se raconte réellement quand on voit une femme aux jambes atrophiées par une queue de poisson ?

Tandis que la scène dure, on quitte la question du nu en surface et on fend la première barrière de récits moribonds. Le parc d’attraction devient vite atelier de dissection mythologique au scalpel barthésien et les trois actrices sont sidérantes à l’exercice. Elles réussissent à imposer leur corps comme matière, comme objet métamorphique et parlant, comme outil politique de court-circuitage de l’argutie, pour nous plonger en quelques coups de nageoires dans le grand bain des déficient•es au logos selon la pensée fondatrice de la culture occidentale. Les animaux, les femmes, les enfants, les esclaves qui, toujours selon ce drôle d’Aristote, émettent des bruits voire des chants, évoluent en cohérence avec leur milieu mais dont la ratio est invalide contrairement à celle de l’homme libre qui se distingue du reste du vivant par sa faculté supérieure à formuler des choses et qui se retrouve fatalement en charge de guider, structurer, rationaliser et administrer le reste du monde. Autoproclamé seul détenteur du pouvoir de formulation, l’homme blanc fait alors de son histoire l’Histoire et formule et fantasme les récits des autres et du vivant depuis son point de vue. Parqué, muséifié, enclosé, dressé, capturé, exploité, possédé, mis-en-scène, mis-en-réserve, le vivant naturel, sauvage, humain ou non-humain, sera privé de sa vie propre pour servir ses intérêts. Le triste spectacle des silencié.e.s de l’Histoire tend à s’imposer au travers de ces corps de femme-poisson sans voix évoluant dans leur « réserve », condamnées à la monstration, privées des eaux profondes et des larges espaces pour être contenues dans le cadre abrutissant et infantilisant d’une aire de jeu en plastique, à subir la marchandisation de son corps et la mystification de son existence au profit d’une histoire qui n’est pas la sienne.

Une musique entraînante et des lumières colorées nous arrachent (faussement) à la torpeur par la rire: c’est l’heure du show d’otaries. Nos trois sirènes s’agitent et réalisent des acrobaties et parades auxquelles sont soumises les créatures considérées comme « sauvages » à des fins de divertissements pour les sociétés dites « civilisées ». Elles posent, « font les belles » (comme on dirait à un chien de « faire le beau »), saluent frénétiquement de la main-nageoire. Elles donnent le spectacle de la nature contenue, de la puissance tronquée, de l’anthropomorphisme rassurant, fruits d’une capture et d’un dressage qui n’a d’autre fonction que de célébrer la puissance du colonisateur du vivant. C’est à la fois drôle et triste à pleurer, nous sommes tétanisés de l’autre côté du quatrième-mur de l’aquarium. Un deuxième vertige : comment avons nous pu en arriver là ?

La dernière partie du spectacle semble vouloir y répondre, mais a plus de mal à relever ce défi -  comment ne pas, il est trop énorme. Tandis qu’elles moquent le logos humain réduit à du small talk de visiteur-consommateur de zoo (« Carole, t’as pas oublié les bouteilles d’eau pour les enfants ? ») dans un geste carnavalesque où le raffiné, le cultivé, l’éduqué devient brute, odieux et ridicule, elles investissent des formes de récits non logocentré : le mime, le bruitage, le clown et entament par association d’image, par capillarité, le récit bouffon de l’invention de la binarité nature-culture, de la colonisation de l’homme blanc par faits d’armes et de culture, de l’élimination du sauvage, sa mise en cage, sa reformation fantasmée dans les imaginaires dominants, du devenir des vies prédatées qui modifient leur comportement et leur relation au milieu pour survivre. Nous entrons dans une phase de récit-panier ou récit-panique : c’est flou, c’est confus, ça manque de précision mais c’est drôle. Les trois corps muent, libérés par le récit ; la queue de poisson disparaît. Bientôt, il n’y a plus rien qui entrave le mouvement ; le corps s’est remembré, a retrouvé sa puissance, son aisance, sa liberté.

Tandis qu’elles ont perdu leur queue, les sirènes arborent désormais une tête de poisson et viennent proclamer au nom de tout le non-humain une sorte de manifeste du vivant : elles annoncent qu’elles ne sont ni des monstres, ni une chaire exploitable, ni un mythe qui sert à rendre naturelle et belle la vision d’un monde déjà mort. L’heure est venue  pour elles de partir, de mettre fin à leur vie-spectacle, et de se remettre en liberté en plongeant « dans le grand bain », celui du monde d’après, qui promet de grands espaces mais surtout de grands possibles. Elles s’éloignent au lointain, ouvrant l’espace scénique comme s’il y avait toujours eu un double-fond caché par le spectacle, mais dans lequel notre imaginaire ne s’était pas encore engouffré avant qu’elles ne nous y entraînent, toujours nues-sans-en-faire-cas, comme les pionnières d’une nouvelle mythologie, porteuse de récits féconds, souhaitables, vivables.




Anne-Laure Thumerel, 20 avril 2023.




Distribution 

écriture, mise en scène et jeu Hélène Bertrand, Margaux Desailly, Blanche Ripoche

scénographie et costume Heidi Folliet et Léa Gadbois-Lamer

construction du décor Cédric Marchand

lumière Alice Gill-Kahn

son Sarah Munro

collaboration artistique Edwin Halter



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