GRÈS...

écriture et mise en scène

GUILLAUME CAYET




© Pascal Aimar

Vu au Festival d’Avignon (OFF) - 11 Avignon -  16 juillet 2022


                                    

“Le bourreau e(s)t la victime”



Le pitch de Grès rappelle un peu celui de La Loi du marché : un vigile de centre commercial, pas plus syndiqué qu’un autre, craque face à l’injustice sociale. Quelques années sont passées depuis le film de Stéphane Brizé ; entre temps, la révolte des Gilets Jaunes, encore fumante, s’est à peine cristallisée en image d’Épinal de la colère populaire : alors le vigile de Guillaume Cayet cache maladroitement, sous son pull à capuche, un gilet dont on devine bien la couleur.

La figure du vigile a un avantage : c’est à la fois un social-traître — un pauvre qui surveille les pauvres — et un prisonnier — gardien d’un panoptique dont il est lui-même l’exécutant, la caméra emprisonnant aussi celui qui la manipule ; bref, il est à la fois bourreau et victime. Grès est le récit de cette schizophrénie sociale : le protagoniste au micro prend d’abord les traits du collabo — il acquiesce timidement face aux collègues séditieux, mais conteste en silence, quitte à dénoncer les « traîtres » à la hiérarchie. Lui-même traître à son milieu ne voit chez les siens qu’une menace économique : il faut garder son job à tout prix, c’est chacun pour soi. L’idée a un double intérêt : non seulement le récit du traître est bien plus oblique qu’un énième témoignage de révolte, mais surtout, il permet un renversement assez génial, puisque le vigile découvre, dans un twist presque fantastique, qu’il est son propre doppelgänger : un double, ou plutôt une partie de lui-même œuvrait déjà dans l’ombre, et le voleur que le bourreau cherchait à attraper n’est autre que lui-même. Du coup le récit, que l’on pensait réaliste, était tronqué, dominé par la peur du bourreau, qui se refuse à ouvrir les yeux sur le déchirement moral que représente son travail — une sorte de surmoi social qui peu à peu se désagrège jusqu’au dédoublement.

Bien sûr, les deux parties du vigile sont elles-mêmes une métaphore systémique : le vigile et le voleur, doubles identités du même corps physique, appartiennent surtout au même corps social. D’où la « tentative de sédimentation », sous-titre de Grès : rassembler des parties qui, sous leurs atours différents voire opposés (opprimés et oppresseurs), forment en réalité un même bloc… Et c’est en bloc que la révolte peut alors s’ourdir pour de bon : voilà le vigile, dont les oppositions intérieures sont à présent effacées, qui conduit la colère du peuple jusqu’à la capitale. Certes, il est difficile de savoir d’où provient la prise de conscience : c’est encore une fois un amoncellement de petits grains (les infos, les discussions répétées au bar avec les collègues, la triste routine) qui créent des conditions d’insoutenabilité sociale… Avec peut-être un événement « goutte d’eau », celui qui explose les barrières : pour le protagoniste, la sentence de trop, lorsque sa moitié, subitement licenciée, est condamnée à la prison ferme après un affrontement policier. En un déclic les clivages s’effacent, les grains se sable se rassemblent et s’engrainent les uns les autres, corps physiques et corps sociaux au front du même combat. C’est la première prise de pouvoir face à la domination, qui a littéralement coupé les pauvres en deux dans le texte : ébahi face à son double révolté, le vigile réalise tout simplement sa puissance d’agir, celle dont il fut dépossédé depuis toujours.

À vrai dire, le texte de Cayet, adroit et lucide, reste meilleur quand il œuvre en « géologue de la lutte » — les grains de sable qui se réunissent un par un — que lorsqu’il gratte vers le lyrisme : les mots sentent un peu la projection, la poétisation superfétatoire du combat, qui vaut pour lui-même. Mais peut-être que le vrai regret concerne le dédoublement lui-même, motif le plus excitant, qui peine pourtant à troubler le récit : la sensation « d’inquiétante étrangeté » du vigile se prenant lui-même en flagrant délit de vol s’estompe très vite, et le récit reprend nonchalamment son cours. Au fond, l’auteur et metteur en scène privilégie la métaphore : la vraie reconnaissance n’est pas physique mais sociale, et le protagoniste aurait tout bien pu voir un camarade sur l’écran… Cela dit, l’effacement des cloisons physiques entre le vigile et le voleur aurait probablement permis d’enrichir un peu le dispositif scénique (micro, musique live, vidéo), qui en l’état cille très peu, sauf lorsque la vidéo quitte la surface de projection pour rejoindre le visage du révolté : pour un temps suspendu, la colère devient hypnotique, le social rejoint l’existentiel, et la lutte devient encore plus nécessaire. Car le texte de Cayet est tout sauf une simple prise de parole à la première personne : véritable œuvre d’unification politique, elle aura tout de même éclairé avec une grande finesse structurelle et dramatique la sédimentation des forces populaires face à la domination des élites.


      Victor Inisan, 19 juillet 2022

    

Distribution

Écriture et mise en scène Guillaume Cayet

Jeu
Emmanuel Matte

Création musicale
Valentin Durup

Musique live
Valentin Durup en alternance avec Caetano Malta

Scénographie
Salma Bordes

Création lumières
Juliette Romens 

Création vidéo
Antoine Briot

Costumes
Cécile Box

Régie
Antoine Briot en alternance avec Nicolas Hadot


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