Que la machine vive en moi
Que la machine vive en moi
conception
Groupe Scalpel / Romane Nicolas
© DR
Vu au Théâtre de Jules Julien, dans le cadre du Festival Supernova (Toulouse) le 16 novembre 2024
“La traversée de la vallée de l'étrange“
Dans la tradition des performances didactiques activistes, le groupe Scalpel invite à faire l'expérience du continuum de l'étrange et à contourner les structures cognitives réactionnaires patriarcales, qu'elles appartiennent à la technologie IA ou au regard social contemporain pour un reparamétrage lumineux et camarade des perceptions de l'altérité.
Le groupe Scalpel ouvre les portes de son laboratoire de recherche dramaturgique et technologique sur le mode d'un revival de C'est pas Sorcier. Une connivence évidente s'établit avec le public qui, en assemblée d'adeptes nostalgiques de l'émission de vulgarisation scientifique culte des années 1990-2000, accepte volontiers de s'installer dans une démarche apprenante autant qu'artistique. Trois bureaux et un grand écran nous attendent sur lesquels sont disposés des ordinateurs et des « machines » dont nous ne connaissons pas encore les secrets et les personnalités. Derrière son ordinateur, Romane Nicolas (autrice, geek et performeuse) porte des oreilles et une queue de chatte, des talons hauts, Cla Boyriven (roboticienne, performeuse), aux manettes de ses robots, porte un bras cyborg tandis que Flor Paichard (chanteuse, performeuse) a un micro et un tube de gel Estreva (traitement hormonal par voie cutanée) à portée de main. Toutes trois, solennelles, se lèvent, posent genoux à terre, main sur le cœur et déploient le drapeau de fierté des cyborgs transgenres. Le rite d'allégeance à la cause étant exécuté, elles peuvent commencer. Dans la veine du théâtre militant, la performance poursuit un travail de conscientisation engagé dans la lutte contre la haine et les discriminations LGBTphobes ; le drapeau est planté en début de séance puis rangé méticuleusement mais il s'agira de le garder épinglé à la rétine pour ne jamais perdre de vue la charge politique non-dissimulée de l'expérience.
L'objectif est de réaliser un mini-film (scénario, image et musique) en formant une coopération dramaturgique avec des intelligences artificielles génératrices de langage et d'image. L'IA n'est pas ici une thématique à frissons abordée de loin ; le groupe scalpel entre dans les entrailles de cette technologie pour d'une part, la démystifier (les outils de calculs désignés comme des intelligences artificielles n'ont en réalité pas conscience de la signification des informations qu'elles génèrent) et d'autre part, l'utiliser comme prothèse pour la transformation de l'intelligence humaine. L'expérience apprenante et le déplacement du jugement est recherché comme un but politique affiché au cours de la séance : en disséquant l'intelligence artificielle et en explorant la robotique, les trois performeuses nous amènent à observer comme au microscope le fonctionnement humain de l'intelligence et notamment, ses limites à repousser. Elles nous conduisent aux coeur d'une dramaturgie transhumaine pour reconsidérer nos encodages perceptifs et réorganiser nos normes de représentation afin de reconnaître la transidentité de toute chose dans le vivant et la continuité du vivant avec la technique.
Tandis que Romane Nicolas, radieuse dans sa posture de quasi-démiurge, apprivoise les IA en contournant leurs « citadelles » (des « barrières éthiques» artificielles encodées par les propriétaires de ces technologies afin d'éviter qu'elles servent à des fins condamnables), Cla Boyriven, en géniale bidouilleuse, présente ses robots et Flor Paichard, de toute sa présence mystérieuse et de sa voix envoûtante, se prête au jeu de la cobaye: la séance se déroule en ping-pong entre les différentes interventions commentées de manière très spontanée. Mais le tressage dramaturgique, en réalité très solide, va bientôt apparaître comme un filet serré dont les préjugés normatifs, notamment vis à vis des personnes transgenres, ne pourront pas réchapper. Nous rentrons sans nous en apercevoir dans les dimensions de la « uncanny valley », la vallée de l'étrange, concept inventé par le roboticien japonais Masashiro Mori.
L'IA est une gigantesque ingurgiteuse d'informations et de représentations existantes dans le monde social humain. Comme « n'importe qui », elle est « éduquée » à un certain conformisme sexiste, classiste, raciste, agiste et validiste. La différence avec l'intelligence humaine est qu'elle « ne pense pas » ce qu'elle dit ou fait parce qu'elle ne pense pas tout court ; il lui est impossible d'avoir conscience ou d'avoir un retour réflexif sur elle-même. Elle « imite » donc à peu de choses près le fonctionnement de la pensée humaine alors qu'elle consiste en un savant calcul de probabilité en fonction de la masse incommensurable d'informations qui lui a été transmise. C'est une technologie de ce fait extrêmement troublante qui dégage un sentiment d'étrangeté voire de peur puisqu'on perçoit, à peu de choses près, sa ressemblance avec l'intelligence humaine. Notre faculté à accepter « l'étrangeté » est vallonée, comme l'explique Masashiro Mori : une peluche ou un objet avec des attributs humains (pensons à l'adorable Cuichette de Toy Story) attire une forte empathie puisqu'il n'est assimilable que de loin à un être humain mais un robot androïde avec peau, cheveu et parole attire une forte répulsion. Plus il se rapproche de l'être humain plus ses imperfection nous paraissent monstrueuses. Il faut atteindre un certain seuil de réalisme dans l'imitation humaine pour passer le cap de l'acceptation, d'où l'utilisation du terme de vallée.
Après avoir amené le public à ce point de prise de conscience, les trois performeuses, leurs robots et leur IA passent au mode informel de la discussion en formant un cercle d'amix. Les humaines décrivent leur vécu trans dans la réalité sociale hétéronormée et cis-genrée et leurs diverses techniques de passing de la vallée de l'étrange. « Swarspirateur », le robot-aspirateur qui signale une souffrance quand il se cogne sort de scène et le chatbot décrit ses techniques d'imitation de la conscience humaine. Le moment est spectaculairement vertigineux : les frontières habituelles de l'empathie sont repoussées et c'est un pari gagné par le groupe scalpel. Le « didactisme » a souvent, quand il concerne un objet artistique, une réputation péjorative ; il est remis là au cœur de l'effort performatif et politique avec fierté et pertinence en générant une expérience scénique puissante et, finalement, infiniment émouvante.
Anne-Laure Thumerel, 6 décembre 2024.
Écriture et performance Romane Nicolas, Cla Boyriven
Musique et performance Flor Paichard
Son-Vidéo et performance Arthur, “1, mantisse” Vervier-Dasque
Contrôle technique et dramaturgie Élio Jacquel