DANSE “DEHLI“


texte 


IVAN VIRIPAEV


mise en scène


GAËLLE HERMANT





© Simon Gosselin

Vu au Phénix de Valenciennes, dans le cadre du Cabaret de Curiosités, le 13 mars 2024

                                    



“La leçon de métaphysique théâtrale“



Dans la salle d'attente d'un hôpital, des hommes et des femmes attendent que le sort joue sa part du drame. Iels attendent de savoir si leur proche est en vie, si le cœur bat toujours, si le corps tient bon, si la pulsation continue. Iels restent derrière, comme on dirait des acteurices qu'iels sont « derrière » quand iels ne jouent pas et que d'autres jouent leur scène.

Ivan Viripaev met en jeu ses personnages dans des situations de climax, où  la vie se joue  sur un devant de la scène qui ne leur appartient plus ; elle opère son mouvement et iels reçoivent le coup du sort comme un cadeau ou un fardeau, par l'intermédiaire humoristique d'une infirmière qui ne tombe jamais au bon moment et qui cherche à faire signer des papiers administratifs. Dans une dramaturgie cyclique en 7 pièces, comme les 7 jours de la création, les 7 péchés capitaux, les 7 trompettes de l'apocalypse, les 7 merveilles du monde (le chiffre 7 évoque le cercle parfait achevé), il les entraîne les mortel·les dans une ronde grinçante qui semble se danser sur le disque rayé de la vie. Il nous présente une humanité-au-second-plan, des vivant·e·s à l'arrière-scène, où tout ce qu'on y fait (se parler, s'aimer, se trahir, se raconter des souvenirs, se soutenir, s'acharner dans ses vices et habitudes, vivre en somme ...) est en réalité dérisoire au regard de ce qui est en train d'avoir lieu, ici et maintenant, à savoir la bascule incompréhensible, inacceptable, intolérable de la vie vers la mort, le mouvement intrinsèque de l'être.

Suspendu·e·s sur le seuil, iels en viennent chacun·e à découvrir ou à partager un moment vertigineux de fascination et de réparation par la danse Dehli : cette danse, décrite comme purement créative, purement génératrice, serait née à Dehli en Inde dans le corps d'une jeune danseuse émue (au sens fort d'être mue d'émotion) par la compréhension charnelle profonde de la douleur et de l'acharnement sublime des vivant·e·s à continuer de vivre quand bien même la vie ne donne aucune raison valable d'être vécue. La danse Dehli donne la perception concrète de l'existence et rend prégnant le mouvement même de la vie, qui cesse alors d'être une conception énigmatique et flottante. Quand on voit cette grande danseuse, on sait ce que vivre veut dire. La vraie vie vécue commence alors pour les devenus-voyants par le spectacle de cette danse, qui n'a d'autre musique que la pulsation du cœur et le bruit du monde. La danse Dehli est une danse vitale, et celle qui la danse, cette fameuse Grande Danseuse, emmène tout le monde dans son mouvement indescriptible.

De ce texte d'une extraordinaire difficulté, Gaëlle Hermant réussit le pari de nous offrir la traversée en le portant à nos oreilles dans tous ses aspects énigmatiques. Avec ses brillantes interprètes, elle tend la corde raide du texte, en allant chercher une rythmique rapide, nerveuse, une parole urgente, tranchante, qui se déverse comme des coulées anxieuses sur les autres protagonistes et le public, comme si tout avait toujours été dit trop tard, ce qui rend la parole à la fois tragique et dérisoire. Cette direction de jeu est juste, fonctionnant en sinusoïdale entre le grotesque et le sublime, car elle permet de faire résonner la dimension transcendentale et finalement infernale du texte. La scénographie de Margot Clavières, d'inspiration hoperienne, est magnifique et d'un indispensable soutien au sous-texte métaphysique: elle suscite la soif de savoir ce qui se passe « derrière », qui est un endroit déceptif du visible très juste. Elle ouvre un espace au cœur d'un labyrinthe de couloirs, qui donne à voir l'espace réaliste d'une salle d'attente d’hôpital mais forme aussi un sorte de palais des glaces coloré, d'où peuvent surgir des ombres d'outre-tombe. L'espace semble « tourner » en restant immobile grâce à la musique live et la lumière qui révèle la double teinte des parois du décors sur laquelle une  onde lumineuse passe de gauche à droite. Cette métastabilité troublante permet de descendre dans les méandres cycliques des « enfers éthiques » qui n'est pas sans rappeler le cinéma de Kieslowski. La mise en scène de Gaëlle Hermant pousse les outils du théâtre (le corps, la voix, la musique, la lumière, l'espace) jusqu'à leur aveu de faiblesse. Elle donne à voir la vision de la ronde existentielle à laquelle ce texte invite. Ce surplomb savoureux permet de saisir la fable dans son ensemble, mais le mystère que le verbe cherche à soulever appelle un changement d'échelle. Le texte nargue la scène pour la faire échouer, il exige du théâtre, qui est un art qui se regarde de loin, qu'il révèle visuellement et physiquement ce qu'il ne peut pas faire à savoir montrer dans les détails infimes (des yeux qui s'embuent, des doigts qui se tordent, des ventres qui se nouent, des petits doigts qui s'agitent peut-être) le mystère « dansé » par les corps et qu'on ne peut agrandir ou grossir pour le dixième rang, à moins qu'il ne se dérobe.



Anne-Laure Thumerel, 25 mars 2024.
    


Distribution 

pièce en sept pièces de Ivan Viripaev

traduction Tania Moguilevskaia, Gilles Morel

mise en scène Gaëlle Hermant

avec Christine Brücher, Manon Clavel, Jules Garreau, Marie Kauffmann, Kyra Krasniansky, Laurence Roy et la musicienne Viviane Hélary

Création musicale Viviane Hélary 

Dramaturgie Olivia Barron

Scénographie Margot Clavières

Lumière, régie générale et collaboration au décor Benoît Laurent

Régie son Léo Rossi-Roth

Costumes Noé Quilichini

Bureau de Production LES AVENTURIÈRES – Philippe Chamaux









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