POIL DE CAROTTE, POIL DE CAROTTE


conception

FLAVIEN BELLEC, ETIENNE BLANC, SOLAL FORTE







© YE TIAN

Vu au Petit faucheux, dans le cadre du Festival WET (Théâtre Olympia CDN de Tours) le 25 mars 2023


                                    

“À qui tu parles quand tu te tais ?“



P
oil de carotte, le récit par Jules Renard de l’enfance d’un gamin roux, forcément innocent, assurément joueur, maladroit cependant. Sa mère lui fait payer cher les tâtonnements et gestes flottants de l’enfance, par des gifles et des questions sournoisement inquisitoires. Quels gens de théâtre, saisi.es par ces affinités, ne voudraient porter à la scène ce récit ?

Si l’enfance engendre la vie adulte, c’est la symbolisation, et souvent l’art, qui ouvre l’accès à cette source. Mais le chemin ouvert par Jules Renard à travers son double biographique ne fournit pas forcément une voie praticable pour nous contemporains. Le spectacle présenté au Petit faucheux du festival WET à Tours se défie de l’universel de la douleur et du traumatisme. Il les décline avec méthode et acharnement, au risque du sens d’une éthique théâtrale.

Le comédien Solal Forte ouvre le spectacle. Il règle l’environnement sonore et lumineux de la scène, fait entendre quelques extraits du journal de Jules Renard. Mais c’est une fausse piste. Car la proposition ici consiste à faire un pas de côté, ou plutôt en amont, montrant le processus de travail à partir de l’oeuvre. Rejoint par Flavien Bellec, nous assistons à l’enfance de l’œuvre. Non pas l’heure des essais radicaux, mais ce moment combien important où l’on essaie une idée encore naissante auprès d’une oreille supposée amicale. Par leur technique, les deux comédiens concentrent sur les mimiques de la lèvre, l’esquisse d’un geste, l’amorce d’une parole, toute l’humiliation et la domination latente du dialogue entre un artiste accompli et un comédien en plein chantier. Le plaisir pris à la vue de cette maîtrise d’acteur cède rapidement la place à la gêne, au dégoût ou à la colère. Cette écriture minutieuse d’un échange passif agressif nous fait imaginer un suspens du jeu en scène, pour enquêter dans le public sur les points de bascules ressentis, et tracer ainsi les différents seuils de sensibilité et d’intolérance à l’humiliation insidieuse.

La maîtrise dramaturgique du spectacle, conçu par les deux acteurs ainsi qu’Etienne Blanc, réside dans le dépliement de cette première séquence de violence psychique. Laissé pour mort, seul en scène, Solal mutique, écrasé ainsi que son projet sous le chaos risible de ses accessoires, neutralise toute empathie en exprimant la lassitude de l’acteur répétant son métier. Par les ficelles du stand up, l’humilié à son tour épingle et charcute ses partenaires absents, jusqu’au grotesque. La victime, avec pour seule arme son point de vue délirant, perd l’horizon de la justice et de l’éthique. Et c’est bien du public aussi dont on se joue, à triturer la souplesse de son rire et de son inconscience.

Se dessine alors  la figure plus précise qui travaille le spectacle. Non pas seulement l’humiliation, mais la haine, et l’absence d’amour, c’est-à-dire la dissolution de tout lien. Si les deux premières séquences atteignent une limite, nous pourrions la formuler comme la difficulté, ou l’impossibilité, à travailler complètement cette haine par le corps des acteurs. Car à ce jeu, c’est le public qui décroche. Reste alors une dernière piste, celle de la marionnette, objet du désir obscur, ouvrant la possibilité d’une symbolisation du harcèlement, de l’abus, du viol.

Nous restons songeur face au renvoi dans le spectacle à La classe morte de Kantor, où des acteurs jouent de vieilles personnes portant les marionnettes, figures de leur enfance. Car là, l’objet porte l’horizon ouvert du symbole, où peut advenir la réminiscence. Ici, l’objet se tape la tête au sol, désespérant de la possibilité de l’empathie, ou même de sa valeur.

“À qui tu parles quand tu te tais ?” : Poil de carotte nous force à nous poser intérieurement, espérons publiquement, une question primordiale : où est la joie ? Comment sortir du cercle infernal de la servitude ? Et ainsi nous oriente par la négative vers un autre théâtre, dont le double lumineux pourrait se trouver dans un autre spectacle du WET, Amer amer.




William Fujiwara, 20 avril 2023



Distribution 

conception Flavien Bellec, Etienne Blanc et Solal Forte

avec Flavien Bellec et Solal Forte



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