FLAGRANTI

écriture et mise en scène

ESSIA JAÎBI






© Fethi Belaid

Vu au Théâtre Le Rio - Tunis - 22 mai 2022


                                    

“Le goût du risque”


Pour son retour à la boîte noire, la metteuse en scène tunisienne Essia Jaîbi signe Flagranti (Flagrant Délit) un spectacle pensé comme une interpellation théâtrale et militante.

Le nouveau spectacle d’Essia Jaîbi, qui interpelle le spectateur-rice en ouverture, en voix off comme à son habitude, est le fruit d’une écriture collective, faite d’improvisations au plateau, ordonnées par la metteuse en scène en une fable plutôt linéaire. Nous assistons à  la longue descente aux enfers de différents personnages dont les relations et l’identité se délitent face à la violence sociale et politique qu’ils subissent, qu’ils soient victimes directes ou témoins impuissants. Au détour d’une disparition inquiétante après une fête qu’un groupe d’amis vient signaler à la police, un couple homosexuel se trouve mis en garde à vue et broyé par la machine juridique et policière qui les criminalise en Tunisie. L’homosexualité est passible de trois ans de prison si pris « en flagrant délit » en vertu d’un article du Code Pénal en vigueur depuis la colonisation française… Et la disparition initiale s’avérera être le meurtre sordide d’une jeune femme transgenre. 

Le spectacle se défait vite d’une vague allure de thriller et du fil de l’enquête, pourtant garantes d’une cohérence narrative et surtout d’un rythme, pour placer en son cœur la violence psychique et corporelle que subit celui qui est incarcéré, puni voire tué en raison de son identité de genre et son orientation sexuelle. Les acteurs tentent de briser l’immobilisme de scènes aux longs dialogues par de soudains éclats : corps traînés par les cheveux et poings qui tapent sur la table, à se demander s’il n’y a pas une déperdition d’énergie dans l’évidence de cette représentation de la violence physique. Essia Jaîbi ne se contente pas d’exposer le spectateur-rice à ce déchaînement au premier degré mais en éclaire aussi les débordements insidieux. La violence ne s’arrête pas à la sortie de prison ; elle irrigue la culpabilité de celui qui y a échappé, l’incompréhension de l’entourage, le couple qui se brise, la honte du corps torturé.

La lumière découpe à grands traits efficaces différents espace-temps sur la scène presque vide, avec une table et quelques chaises pour héritage du théâtre pauvre grotowskien. Nimbées d’un halo sinistre, les scènes d’interrogatoire sont tout à fait glaçantes, les policiers ressemblent à de caricaturales et intemporelles coquilles de violence. Une dimension fantasmagorique s’entrouvre alors fugitivement, suscitant un effet puissant d’irréalité qui décolle du présent, une mise en perspective bien plus profonde et terrifiante que le récit d’une actualité qui englue les acteurs dans un jeu réaliste. Il y avait matière dans cette zone de friction, dans la ligne que dessine l’épure quasi symboliste, à dépasser le didactisme du spectacle qui guide le spectateur d’une poigne ferme dans la confrontation à cette réalité sociale et politique tunisienne – il reste peu de marge à la suggestion, au vagabondage interprétatif.

La pluralité des langages et des esthétiques convoquées finit par donner une allure étrange à ce spectacle composite. Entre deux scènes, chacun à leur tour, les acteurs se livrent à des conférences performées miniatures, destinées à fournir au public des explications sur les textes de loi, les représentations de l’homosexualité et de la transidentité en Tunisie, des définitions de termes liés au genre et à la sexualité à l’aide de vidéos. Autre irruption du numérique, un échange de sms affiché sur le fond de scène vient contraster le sentiment d’une fable parfois hors sol, hors temps. Dans cet ancrage un peu flou, la médiation des écrans était-elle bien nécessaire à la compréhension de l’histoire comme à la force didactique du propos ?

Pris dans un geste de démonstration qui ne laisse aucun pli, aucune prise au non-dit, qu’on adhère ou non au choix d’une dramaturgie assez massive et frontale, il faut reconnaître la force spectaculaire et brutale de certaines images. Il y a la scène de danse voguée d’un amour non réciproque, fragment de corps en liberté, danse qui donne de la chair, qui dit le désir, brève excursion hors de l’engrenage tragique qui réduit quelque peu les personnages à leur fonction narrative au détriment de leur épaisseur. Il y a surtout la scène centrale du test anal qui colle à la rétine (« test » pratiqué pour incriminer les homosexuels), d’une efficacité d’autant plus redoutable que l’acteur qui joue le médecin-bourreau tient le rôle de l’amant du prisonnier dans le reste du spectacle.

Sans détours, la dramaturgie d’Essia Jaîbi assume et active la scène comme terrain de sensibilisation, comme espace de lutte, d’interpellation des consciences et de reconfiguration possible des représentations de l’homosexualité et de la transidentité – sous le prisme du tragique certes, dans l’urgence d’une visibilisation de ces problématiques encore taboues dans la société tunisienne. A l’image de TranstyX de Moncef Zahrouni donné en 2019 à El Teatro, ces spectacles s’inscrivent dans le fil d’un engagement militant et réinterrogent la possibilité d’un art pensé, vécu comme activisme, force de déplacement et de dérangement. La presse nationale est venue voir Flagranti mais n’a rien écrit. Essia Jaîbi espère que le spectacle pourra tourner, dans un contexte où la programmation est encore une affaire d’état et donc de possible censure. D’un point de vue harawayien, encorporé dans une sensibilité critique et politique européenne, face à la question brûlante de l’adresse et de la réception de ce spectacle, il se faut se rendre à l’évidence : il est sans doute impossible de prendre la pleine mesure de ce geste théâtral et politique. Mais il est possible de sentir un frisson quand deux acteurs s’embrassent sur scène le goût du courage – ce qui, en matière de théâtre dit politique, n’arrive peut-être pas si souvent. 



Pauline Guillier, 14 juillet 2022

    



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