Tres Porques (Trois Cochonnes)


conception 


Compagnie El Eje






© Itsaso Arizkuren


Vu à la Sala Beckett (Barcelone - Espagne) le 15 février 2025


                                    



“Fête de la saucisse“


À la Sala Beckett de Barcelone, la compagnie El Eje, résidente de la saison 2024-2025, déboulonne le conte des trois petits cochons à l’aide du clown et du théâtre documentaire. Tres porques (Trois cochonnes) s’attaquent avec humour au Grand Méchant Loup d’aujourd’hui, le capitalisme, dans une codirection de Carla Tovias et Eric Balbàs.

La pièce s’ouvre sur un au revoir. Les trois comédiennes, Laia Alberch, Maria Hernández Giralt et Mar Pawlowsky, accompagnées d’une voix off lisant un texte soigneusement préparé par le dramaturge, Pau Masaló, effectuent le salut final. Les Instagrameurs qui viennent au théâtre pour pouvoir faire publier une story sont libres de faire une photo et quitter la salle s’ils le souhaitent, sans qu’il soit  besoin de voir le spectacle avant.  Autre délicate attention de La Voix : rassurer les spectateurs en disant que la pièce, c’est promis, n’aura rien d’un théâtre participatif et ne comportera aucune revendications végan.

Mais le théâtre est l’art du mensonge ; il tient rarement ses promesses, surtout quand il fait de l’ironie son arme de pointe. La “vérité” dite, la fable peut commencer. Il était une fois, trois (petites) cochonnes, devenues travailleuses de chantier, qui se mettent à construire ce qui semble d’abord être les fondations de leurs maisons. La métaphore de la condition ouvrière se file au fur et à mesure que le texte entre en collision avec l’action scénique, et prend ses distances avec la fable originale, préférant faire part de ses réflexions anticapitalistes. Rien n’est dit, le texte est projeté et fonctionne en autonomie, comme une sorte de surtitrage muet, en contrepoint de l’image scénique. La dissociation perpétuelle entre l’action et la narration oblige à une gymnastique cognitive et intellectuelle pour suivre ce qui est écrit en même temps que ce qu’il se passe. Le spectateur est mis au travail dans des conditions qui ne lui laissent pas le temps de digérer le méta-discours capitaliste de la pièce. L’inconfort du format impose au spectateur une tâche difficile, voire impossible, une charge de travail aliénante, qui ne laisse pas de répit pour que se fasse la prise de conscience envers sa propre condition de spectateur aliéné. C’est tout juste s’il s’aperçoit que les trois cochonnes ouvrières sont en réalité en train de poser les fondations d’un abattoir…

Loin de la version édulcorée de Walt Disney, qui à sa sortie en 1933 présentait en quelque sorte une promotion du capitalisme pour les Nuls, le conte des Trois petits cochons, passe à la casserole, ou plutôt à la bétonnière. Tout de la scénographie rapporte à l’univers du chantier de construction. Ce chantier, emblème d’un certain prolétariat masculin actualisé, est féminisé par trois comédiennes venues se salir les mains et entacher salutairement l’imaginaire collectif.  Revêtues de bleus de travail, elles viennent se masturber contre l’échafaudage et glander, elles aussi, en se battant pour des cacahuètes.

Peu à peu, le jeu clownesque dérive vers le gore. Les pitreries des trois cochonnes dispersent des particules de terre dans toute la salle, et font mordre la poussière au spectateur. Sous l’apparence anodine et divertissante du clown se cache la sournoise morale de la farce, comme parallèle entre la cruauté du conte et celle de l’Histoire: rien n’y personne n’échappe au Grand Méchant Capitalisme.

Pas de sororité, donc, entre ces aliénées du chantier, qui laissent leur peau pour construire leur tombe. Quand l’une d’elles perd la main dans la bétonnière, ses congénères se disputent le membre et le fourre au frigo: les porcs, ça mange de tout. La descente joyeuse vers les enfers se poursuit jusqu’à ce que règne la loi de la plus forte. Les ouvrières ne sont que simples rouages de la géante machine capitaliste, tous comme  le sont les 58 millions de porcs tués chaque année en Espagne au nom de l’industrie agroalimentaire. Et pourtant, elles en veulent plus, jusqu’à s’entretuer, la logique meurtrière de la fable proto capitaliste n’étant jamais  très loin.

Trêve de pitreries. S’il n’y avait pas de recherche d’effet de réel avec la mise en action de la fable déboulonnée des trois petits cochons et le jeu clownesque des actrices, la réalité reprend le pas. Une fois le sort réglé à ces trois truies, le témoignage documentaire fait son irruption dans la dramaturgie du plateau. Celle qui témoigne en vidéo et à visage découvert a la voix de celle qui a lu en off le long prologue introductif: il s’agit de Kana, une (ex) travailleuse de l’industrie carnassière, qui explique avec simplicité l’horreur de ses conditions de travail dans un macro-abattoir de porcs. De quoi passer l’envier de manger de la saucisse, penseront certain.e.s: mais la survie d’une femme et son sacrifice pour sa famille ne lui donnent pas le temps de penser aux petits cochons qu’on massacre. Surprenamment, la force du témoignage  et le recours au théâtre documentaire ne neutralise pas l’ironie macabre du discours scénique.

La pièce pourrait se clore sur cette parenthèse documentaire, et laisser chacun.e dans son état de choc, libre ensuite de tirer ses propres conclusions et de se faire végan. Elle fait mieux que cela, en refermant la parenthèse documentaire pour retourner à son cruel artifice: les cochonnes reviennent, et se mettent à proposer au public des saucisses grillées en direct depuis un stand de hot-dog portatif. L’inconfort est poussé jusqu’au malaise, sauf pour certain.e.s qui s’empressent de dévorer leur chien chaud avec du ketchup et de la moutarde, pourquoi se priver quand c’est gratuit. Le loup du conte n’apparaît jamais dans le spectacle, car il est déjà dans la salle. Ce sont pourtant les mangeurs de viande qui auront le mot de fin. Dans un monologue final un tantinet pamphlétaire, mais bien pensé, une actrice  revendique son statut de porcasse (ce mot venu de l’occitan pour désigner une “grosse cochonne” est plus proche de la sonorité catalane de porques). Elle déclare que si elle doit se tuer au travail et donner sa chair, autant que la saucisse produite soit mangée par toutes les autres porcasses qui suivront. Bon appétit, mesdames.


Emma Delon, 5 mars 2025.
   


Conception Compagnie El Eje, Pau Masaló et Carla Tovias

Dramaturgie Pau Masaló

Avec  Laia Alberch, Maria Hernández Giralt et  Mar Pawlowsky

Scénographie Albert Ventura

Lumière Ivan Cascon

Costumes Carlota Ricart

Son Nora Haddad






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