CONVERSATION DRAMATURGIQUE AVEC
PADRIG VION
♠

DR
La conversation dramaturgique est un nouveau format d'investigation des oeuvres proposé par Anne-Laure Thumerel Elle inclut les artistes dans la réflexion critique sur leur travail. Considérant que le processus critique n’est ni un jugement ni une évaluation mais le récit subjectif de l'observation d’un programme de signes mis en place par un processus de création, ce format long et réflexif met en valeur le lien collaboratif entre la critique et la création.
– échauffement /
Où te mets-tu pour regarder le spectacle ?
D’abord à la régie, puis sur les rangs des retardataires. Je me mets toujours là quand je vais au théâtre.
Quelles questions tu te poses avant que ça commence ?
Est-ce que les gens vont aimer ? Est-ce que j’ai fait la mise de dernière minute ? Est-ce que les gens vont aimer ?
Quelles questions tu te poses pendant le spectacle ?
Est-ce que les gens comprennent vraiment ce qui se joue ? Pourquoi mes retours n’apparaissent pas en jeu ? Est-ce que se poser des questions est bon signe ? Pourquoi, bordel, je fais ce métier ? Pourquoi je m’inflige ça ?
Quelles questions tu te poses après le spectacle ?
Pourquoi applaudit-on les spectacles ? Pourquoi faut-il en parler après ? Pourquoi faut-il parler ? Pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas rentrer chez soi en silence ?
Quel est ton moment préféré du spectacle ?
Mon moment préféré au théâtre en général c’est quand ça commence, ça se tait, le premier silence suivi du premier fragment de son. Tout le monde se tait et se met au diapason pour écouter l’histoire. J’ai envie de pleurer dès le début au théâtre : je suis bon public, je veux être pris mais il ne faut pas me perdre.
Quel est ton moment le plus redouté du spectacle ?
Le moment des applaudissements, puis le moment où je dois sortir, traverser le public pour me diriger vers la loge et rejoindre les interprètes. Bonne tranche d’angoisse. On trouve sur le chemin généralement des personnes en roue libre sur le jugement critique qui peuvent dire ce qu’elles veulent.
Qu’as tu découvert du spectacle pendant les représentations ?
Les réactions du public.
À quoi tu réponds ?
Ce qui me vient, c’est la phrase de Lagarce : “ raconter le monde, la part qui me revient”. Je viens répondre au manque d’histoires dont j’avais besoin, celles qu’on ne m’a pas raconté. Je viens raconter mon histoire car j’estime, sans vraiment l’admettre, ne pas avoir vraiment été entendu. Je viens mettre des mots sur des silences qui ont pesé lourd pour moi. Et, tout bonnement, je réponds aussi à ma banquière ! qui m’appelle en me disant : “votre compte en banque, monsieur Vion, est dans le rouge”; or, il se trouve que le théâtre est un métier par lequel j’essaie de gagner ma vie donc je réponds aussi à ce que j’estime pouvoir marcher dans ce milieu, aussi, pour être très honnête.
– l’image latente /
quelle image ou phrase latente t’as hanté pendant le processus de création ?
Le plan d’ouverture de Eternal sunshine of the spotless mind. Jim Carrey, seul sur le quai de la gare, qui se dit : aujourd’hui j’ai pris un train pour Montauk et je ne sais pas pourquoi j’ai fais ça… La musique… Lui qui court, qui sort, qui change de train. C’est une énergie, une ambiance, c’est l’hiver, c’est le froid, j’adore le froid, j’adore l’hiver, des couleurs bleutées, ce bonnet qu’il a. Une atmosphère qui ressemble au tout premier silence au théâtre, le goût du début qui est mis en branle par quelqu’un qui décide de partir. Mon spectacle ne parle que de ça, de la rupture, de gens qui décident de partir. Et ensuite, évidemment, c’est la rencontre avec Kate Winslet et il se demande pourquoi je tombe toujours amoureux des filles qui me prêtent un tout petit peu d’attention. Cette phrase-là peut me mettre au sol.
– ping pong /
AL - Qu’est-ce que l’amour bourgeois
P – Qu’est-ce que l’amitié bourgeoise
AL - Comment on raconte les sentiments
P - Pourquoi on parle des sentiments
AL – Quelle est la différence entre les sentiments et les idées
P – Pourquoi est-ce qu’il faut se méfier des idées
AL – Pourquoi est-ce qu’il faut se méfier des sentiments
P – Comment une idée devient concrète
AL – Pourquoi l’argent salit les sentiments
P – Pourquoi l’argent biaise les idées
AL – Comment l’amour peut-il devenir une lutte
P – Comment on lutte dans l’amour
AL – Que serait une lutte sans violence
P – Comment décrire la violence tout en douceur
AL – Quelle est la différence entre la douceur et la vulnérabilité
P – Comment on peut aimer la violence et trouver l’amour violent
AL – Comment on peut désirer tomber amoureux sans avoir peur
P – Pourquoi est-ce qu’il faut “tomber” amoureux
AL – Qu’est-ce que la bourgeoisie
P – Qu’est ce que la domination
– les mots clés /
saisis ceux qui t’intéressent et qui t’ouvrent une porte
journal intime
monologue
nouvelle vague
voix-off
quotidien
Paris
psychologie
argent
anecdote
lutte
autobiographie
sentiments
médiocrité
panache
partir/ rester
cinéma
musique
voix-off
Cette voix-off du départ de Eternal Sunshine… toujours là ! En même temps, je n’aime pas les voix-off au théâtre. En même temps, il y a quand même ce truc de la didascalie que tu as envie que le public lise mais il faut la faire entendre la didascalis. C’est ça qui est fort. Ce que je préfère au début des deux pièces, c’est le plateau vide et les deux interprètes qui entrent. Il faudrait qu’on dise au public la didascalie dans leur oreille. Drame bourgeois, c’est deux voix-off à voix haute.. J’aime bien ça la musique au creux de l’oreille, quelque chose qui se murmure, au coin du cœur et là je me fais poète de 16h30 mais voilà !
anecdote
J’écris par anecdotes, par petites expériences, je grapille et fais du collage. C’est du théâtre anecdotique; il n’y a pas d’évènement catalyseur ou déclencheur de quelque chose. Il n’y a que des anecdotes de vie. Au théâtre, en général, c’est ce qui m’intéresse le plus. De la même manière que j’ai la discussion assez digressive, j’aime quand le théâtre est digressif. Mais j’apprends à recentrer, parce que j’aime quand c’est court et clair ! Ce que j’aime bien surtout, c’est ce qui est dit entre les lignes. Les anecdotes sont là pour ça. On raconte une petite histoire pour dire quelque chose de profond, sans dire “attention morale de l’histoire c’est que”, on va l’entendre.
médiocrité
La médiocrité j’aime bien; le mot sonne bien. Ce mot a été très galvaudé parce que la médiocrité c’est ce qui est moyen, c’est pas si nul que ça, c’est moyen; le mot a changé de sens mais nul et médiocre, ce sont quand même deux choses. Je trouve ce mot drôle. Mais surtout je m’en méfie. Au théâtre, je préfère les spectacles nuls que les spectacles médiocres. Les spectacles nuls ont le don de me mettre en colère; au moins il se passe quelque chose. C’est marrant, j’associe immédiatement ce mot à l’art quand je pense à quelque chose de médiocre, je pense immédiatement à une proposition artistique et une proposition médiocre peut me mettre dans tous mes états. De manière plus générale, la médiocrité me terrifie ; chez les gens, le nivellement par le milieu… En ce moment, je me découvre une passion pour la Star Ac’, je continue de regarder mais ça me fout en rogne quand ils encouragent des gens relativement mauvais à rester aussi mauvais qu’ils sont ; ils leur font des compliments sur leurs performances minables. L’encouragement de ce qui est médiocre et dont on pense que ça va plaire au plus grand nombre, ça me terrifie, ça me paraît dangereux de valoriser le ni bien ni mal, une sorte de vide de sens, un espace de parole qu’on occupe pour ne rien dire. Tous les soirs, c’est important pour au moins quelqu’un dans la salle ce qui se passe, le fait de venir au théâtre ou de s’octroyer un divertissement. Quand on vient présenter quelque chose, on a une responsabilité vis-à -vis de cette personne pour qui c’est important, ce soir, ce qui se passe dans la salle. Quand les gens viennent et se disent, ce n’est “que” du théâtre, euh…. Bien sûr, ce n’est pas la peine de dézinguer les équipes artistiques si ce n’est pas à la hauteur, mais on ne peut pas penser aux spectateurs en se disant “ce n’est que du théâtre”. Je ne suis pas d’accord.
panache
C’est Cyrano ! Cyrano passe sa vie avec son panache et repart avec : une seule chose que j’emporte et c’est … et c’est… mon panache. À la fin de la pièce, on se dit que depuis le début, sa singularité, son bon mot, sa répartie c’était ça, le panache. Mais on se plante, le panache, ce n’est pas que de la répartie. Moi, je me dis que ça a à voir, quelque part, avec la lutte par les mots, avec et pour les mots.
partir / rester
Brook dit qu’il y a théâtre quand il y a un espace vide et que quelqu’un rentre dedans et qu’un autre le croise. J’ai l’impression que mon théâtre se fait au moment juste après quand l’un des deux dit qu’il veut partir. Partir/rester, l’histoire de ma vie, est-ce qu’il y autre chose ailleurs. Je ne suis jamais resté nulle part. J’ai toujours voulu partir et en même temps, où est-ce qu’on est chez soi, qu’est-ce qu’on quitte, qui est-ce qu’on quitte. La question du chez soi est importante.
cinéma
Je préfère le cinéma au théâtre, c’est terrible à avouer. Mais non, il faut que j’arrête de dire ça, c’est un mensonge parce que le théâtre a un poids fort pour moi mais je crois que je dis ça parce que j’aimerais aborder le théâtre comme j’aborde le cinéma. Et comme je suis acteur, j’aimerais jouer au cinéma, beaucoup plus. J’ai un rêve de cinéma très fort.
musique
L’écriture pour moi c’est comme de la musique, c’est une partition musicale. J’ai appris à parler français par la musique; les mots, les premières histoires, c’était en musique; on lisait pas du tout, pas de cinéma, pas de théâtre. La musique est la forme d’art auquel j’ai eu accès en tant qu’enfant. Brassens, Brel, Barbara, Berger, Bourville qui a déteint sur moi beaucoup, Bourville, pour les jeux de mots et calembours. C’est pour ça aussi que j’aime quand c’est court : en musique, en une minute trente, on peut te raconter une histoire, thèse antithèse synthèse et tu peux chialer.
lutte
Le goût de la victoire a le goût d’une centaine de défaites. Le langage a le goût de la victoire pour moi. Et je défends quelque chose qui parle depuis la victoire de la prise de la parole, son côté réflexif, méta-discursif, qui raccroche à ce que représente le fait de prendre la parole pour quelqu’un qui la prend.
- l’irrésolution, l’intranquillité
tu circonscris les endroits spécifiques où tu voudrais qu’un œil critique extérieur s’engage avec toi.
Sur le fond, c’est assez curieux, depuis le début de l’écriture, on ne comprend pas ce que je veux faire avec Drame Bourgeois. Pour m’expliquer, à chaque fois je parle de la même image, celle de Claude Sautet et de sa caméra posée dans Vincent, François, Paul et les autres. C’est une caméra posée sur des bourgeois qui vivent. Or, tous les bourgeois qui viennent écrire sur ou commenter le spectacle me disent que je ne suis pas alle assez loin dans la critique de la bourgeoisie ou alors qu’ils ne sentent pas visés ou ne comprennent pas pourquoi on parle encore de bourgeoisie, en fumant une vogue avec un carré hermès. Cela arrive même parfois au sein de notre équipe. Nous avons du mal à assumer de faire un spectacle contre les bourgeois ou même d’utiliser le terme de “bourgeois” - en réalité pas tellement “contre”, je dirais “envers et malgré eux”, qui se les payent d’une certaine manière en les peignant-. Je me dis que cet écueil m’échoit parce que plein de gens ne voient pas l’anomalie. Drame Bourgeois est un spectacle sur le fantasme d’une classe avec ses références à elle et qu’elle a donner à désirer à tout le monde : la bourgeoisie culturelle a construit, établi, défini l’histoire de l’amour et des rapports amoureux et a formé pour les transfuges de classe comme moi des “objectifs” à atteindre. Tout le monde négocie avec les schémas bourgeois hétéronormés de l’amour. Ce sont des schémas culturels libéraux dominants. Pour le dire, je cherche un plan large anthropologique et un certain retrait de l’attaque. La douceur me tient immensément à cœur et je ne veux travailler qu’en douceur.
Rousseau dit que la démocratie doit avoir lieu dans le silence des passions, c’est-à-dire qu’on ne devrait jamais délibérer, on devrait chacun avoir le même accès aux informations pour se faire un avis soi-même, puis voter selon sa libre conscience. Bref, je crois qu’au théâtre, j’aimerais ça, que tout le monde sorte dans le silence des passions et rentre chez soi. Mais il faut bien jouer le jeu du théâtre tel qu’il est, de l’institution. Peut-être que je le ferai un jour, je demanderai que les gens s’en aillent ! Vous pouvez boire un coup avant mais ensuite repartez chacun de votre côté ! Ou alors que le spectacle reprenne, que les gens puissent le voir une deuxième fois, s’iels ont envie ou comme iels veulent, rester ou partir, ce dont iels ont besoin pour réfléchir sur elleux-mêmes et être ramené à soi, à des espaces intérieurs qui n’appartiennent qu’à soi et qui ne sont surtout pas partagé avec d’autres.
Tu veux faire une critique de la bourgeoisie qui ne doit être vécue comme une critique ni par les interprètes ni par les spectateurices parce que le fondement auquel tu ne veux pas déroger est le retrait de l’attaque. L’image de la caméra posée signale ce désir d’objectivité.
Je souhaite le retrait de l’attaque, oui absolument, mais parce que je veux éviter que les gens en parlent entre eux après, je voudrais qu’ils gardent le silence. J’aimerais provoquer le pas de côté, la sensation d’un décalage pour retourner dans la vie avec ce léger sentiment de décalage. Au théâtre, j’aimerais qu’on joue pour une personne à chaque fois, produire un rapport personnel et intime à la séance. Je veux le silence des passions partout. J’essaye d’atteindre ce truc singulier d’accompagner avec douceur, parfois cynisme – et même le cynisme est trop violent au recul sur soi. J’aimerais créer du temps pour soi, or ce qui est violent provoque la défensive. Je me suis un peu perdu non ?
– changement de point de vue / Anne-Laure Thumerel
je retourne l’image de ce qui se passe sur scène et je regarde ce qui se passe ailleurs. j’écris depuis un autre point de vue.
Je suis l'œil de l'auteur-metteur en scène.
Je suis dans l’ombre, je n’existe pas au plateau, je suis hors-cadre, je suis au rang des retardataires, rang idéal pour ceux qui hésitent toujours entre partir et rester. Je porte le masque de la neutralité, je suis imperceptible dans la déictique; cela m’inquiète et me rassure en même temps, parce qu’on ne va pas se mentir, ce spectacle parle avant tout de moi, c’est-à-dire de quelqu’un qui regarde des bourgeois vivre. Ce travail raconte l’histoire de quelqu’un qui est spectateur au milieu d’elleux, à côté ou dans l’ombre, ne dit rien et regarde. Et en pense quelque chose, en son for intérieur.
J’ai fait en sorte qu’on m’oublie derrière les apparences de l’objectivité et de la neutralité. Dans l’espace vide, il n’y a “rien”, un rien qui se signale comme un rien dirais-je, si je murmurais à l’oreille des spectateurices, qui installe une neutralité fictionnelle et qui donne le primat du signe à la prise de parole. Je pourrais être une voix-off mais je déteste les voix-off au théâtre. Un plein feu, deux portes pour entrer et sortir (au centre du plateau pour Murmures, à cour et à jardin pour Drame Bourgeois). Le dispositif, très simple, est le même pour les deux pièces du diptyque dont la figure névralgique est l’actrice et amie chère, Lomane de Dietrich. Les acteurices prêtent leur nom au jeu et entrent au plateau. C’est le moment que je préfère au théâtre. Tout se tait et on ne juge pas encore. Je pourrais pleurer.
Iels reconstituent par l’anecdote des liens passés, achevés, caractérisés par leur caractère passager (l’amitié, dans Murmures) ou qui n’ont pas eu lieu (le fantasme amoureux, dans Drame Bourgeois). Iels font remonter des anecdotes psychologiques (je me souviens, j’imagine, j’aime, je n’aime pas, j’ai toujours pensé, je me demande si …) à la recherche de ce qui a donné lieu au fait que chacun reparte de son côté. La raison qui les a déliés, je n’ai pas souhaité vraiment l’expliciter : une question d’argent dans Murmure, une question de culture dans Drame Bourgeois. Sur ce qui fâche les bourgeois-e-s, je reste vague, je suis persuadé que cela transpire dans l’anecdote mais surtout, je ne veux pas provoquer des systèmes de défense qui provoquent des blablas interminables à la sortie, je veux qu’iels se pensent en voyant leur image, en silence.
Mes figures dramatiques, comme mes ami-e-s, appartiennent à la bourgeoisie et à la petite-bourgeoisie parisienne; moi, non. J’ai écris ce que je voyais d’elleux en étant parmi elleux : un montage d’anecdotes soigneusement sélectionnées où iels apparaissent dans leur échec à l’autre et leurs obsessions vis-à-vis d’elleux-même. Puis, je me suis éclipsé du discours et du dispositif scénique. Je pose mon regard sur mes amis-personnages comme je poserais une caméra dans un coin; très vite, on m’oublie. Je dis tant mieux et en même temps je suis inquiet qu’on ne saisisse l’anomalie.
Parfois, Lomane joue l’action de me chercher des yeux ou de vouloir confirmer auprès de moi l’utilisation de certains mots; le point de fuite vers moi existe à une ou deux reprises. C’est la preuve que j’ai hésité à m’incarner scéniquement. L’abstraction de mon regard peut donner l’impression que mon point de vue est fondu dans le leur: le petit décalage, le léger pas de côté se perd et alors iels apparaissent dans la narrativité en hyper conscience, hyper maîtrise et en élaboration permanente de leur image au sein d’un groupe social; iels deviennent des figures discursives par et sur elleux-mêmes obsédées par l’auto-définition. On finit peut-être par penser que j’ai voulu représenter des figures bourgeoises cohérentes en phase avec le néolibéralisme psychologique et affectif (fragilité relationnelle, obsession pour le conseil et le témoignage, primat de l’auto-analyse et du développement du moi). Je ne souhaite pas que la structure narrative se maintienne au degré psychologique de l’anecdote. J’aimerais qu’on repère ce qui se trouve au fond de celle-ci et la sous-tend : le matérialisme et l’idéologie-cadre dans lesquels elles prennent place. Pour moi, l’anecdote est révélatrice du milieu.
Elle suscite mon étonnement pour le mode de vie et de pensée bourgeois et petit-bourgeois: l’hyper-individualisme tirant au fantasme de soi, l’entretien en toute circonstance d’un capital social et culturel, la jouissance d’un capital économique, l’avoir comme mode d’être au monde, la domination discrète logée jusque dans l’amour et l’amitié, l’appropriation du beau et du bon goût. De telles notions critiques, je ne les laisse pas apparaître ou même affleurer dans l’écriture, je les retire parce que je considère qu’il n’y a en elles aucune douceur, ce que je refuse. D’une part, parce que les figures bourgeoises que je dessine sont inspirées de personnes profondément aimé-e-s que je ne veux pas blesser. D’autre part, je suis conscient d’une économie professionnelle relationnelle au sein de laquelle il est nécessaire de plaire au plus grand monde. L’analyse politique, intellectuelle et partisane est susceptible de ne pas plaire au milieu théâtral auquel j’appartiens qui, dans son inconscient démagogique petit bourgeois, invite souvent à la révolte esthétiquement maîtrisée “sexy-cool-cash-clash” plutôt qu’à la précision intellectuelle et critique, vite taxée de “cérébrale” ou pire “d’inaccessible”.
Je suis donc pris dans une dynamique d’écriture contradictoire : qu’on voit ce que je vois mais sans me voir et qu’on saisisse la puissance de ma critique camouflée dans l’anecdote sans que j’en sois désigné comme véritablement l’auteur. Je suis pris dans l’illusion de la “critique neutre” ou “critique objective”. Tandis que je pense à tout cela, je reste dans l’ombre, la séance est terminée et je dois rejoindre le public dans le hall. C’est moi, maintenant, que l’on cherche des yeux ou fuit du regard. Cette entrée en scène me terrifie. Cette fois, les bourgeois me voient et, ironie du sort, déplorent que je ne sois pas allé assez loin dans la critique de la bourgeoisie.
– soulèvement
je vois une question profonde en sous-sol remonter à la surface.
je raconte
La bourgeoisie a phagocyté la possibilité de sa critique au théâtre.
Une critique redoutablement argumentée de la bourgeoisie empêche de faire son travail au sein de ses institutions (trop “intellectuel”, trop “difficile”, trop “cérébral”, trop de “message”, l’essuyage de refus d’accès à la visibilité sera systématique) mais le manque de critique offusque la bourgeoisie elle-même ( trop “psychologique”, trop “anecdotique”, trop “léger”, les moues contrariées ou dubitatives seront de sortie). Honteuse d’elle-même, elle a besoin dans les théâtralités qu’elle programme et qu’elle va voir d’un degré d’autoflagellation critique suffisant pour pouvoir applaudir et jouer le rôle de celle qui ne s’y retrouve pas pour s’approprier une forme de radicalité valorisante dans les milieux d’art. Elle est donc particulièrement friande de la critique sexy-cool-cash-clash qui est une critique anti-intellectualiste (qui se pense de gauche et accessible en l’étant), peu précise, peu documentée, peu complexe, peu nuancée qui agite avant tout des forces contestataires sensationnelles et émotionnelles susceptibles de faire naître “le frisson” ou mieux “la fessée critique”, le “clash” qui permet de ressortir du théâtre comme on sort d’un manège à sensation, secoué-e-s mais dans le bon sens du poil. La critique sexy-cool-cash-clash se pare de scandale et de radicalité. Elle est limpide, sans épaisseur conceptuelle, peu pointue et peu approfondie mais semble parler vrai et fort. C’est la dimension critique propre au théâtre du cri, qui est l’une des deux conceptions bourgeoises de la théâtralité selon Pasolini : le théâtre de bavardage (miroir de la bourgeoisie qui s’écoute, se contemple et s’autoconfirme) et le théâtre du cri (forme consommable de la radicalité qui lui permet de brouiller les pistes en se cachant derrière des fausses prétentions anti-bourgeoises).
La critique sexy-cool-cash-clash répond à l’injonction démagogique de l’accessibilité, que l’on peut brandir aisément pour donner l’impression de prendre en considération les masses dans le jugement et les actes culturels, esthétiques, artistiques. Elle crie l’injustice mais ne cherche pas à détailler, argumenter et s'appesantir sur les raisons pour lesquelles les systèmes de domination opèrent pour répondre aux critères anti-intellectualistes de l’accessibilité bourgeoise.
Il est indéniable que la question de l’accès aux œuvres d’art et au savoir est une question démocratique fondamentale qu’il faut absolument poser et réfléchir dans nos métiers de travailleur-euse-s de l’art, de critiques, de pédagogues, de responsables culturels. L’appropriation du beau et du savoir par la classe dominante puis l’enfermement de ce beau et de ce savoir dans des bâtiments payants dont l’entrée et l’occupation sont surveillées, organisées et administrées par cette dernière installent des logiques d’exclusion et fait tremper l’art dans l’assiette des postulats néolibéraux et des biais de confirmation de la mentalité bourgeoise.
Si, jusqu’à preuve du contraire, Kant, Botticelli ou Mozart tout comme n’importe quelle pensée ou œuvre contemporaine appartient à tout le monde, pas moins aux masses qu’aux élites, comment ne pas s’étonner du sous-entendu vaseux ce qu’on appelle “l’accessibilité”.
On parle “d’accessibilité”, en partant du principe que c’est l’effort intellectuel, la difficulté des œuvres elles-mêmes qui est la source du problème de la méfiance des masses à l’égard des institutions culturelles pour éviter de porter le regard sur la manière dont elles sont administrées, présentées et partagées. On dit que les œuvres sont excluantes pour faire oublier que la bourgeoisie les a réservées au savoir et à la compréhension des élites, à qui elle a confié en même temps la médiatisation et la simplification pour la rendre au plus grand nombre.
De ces notions dévoyées, “critique”, “radicalité” et “accessibilité”, qui font l’unanimité parmi le milieu théâtral, on oublie souvent de questionner le caractère suspect mais surtout prescripteur sur la création artistique. La critique réelle de la bourgeoise au théâtre est donc un terrain miné d’écueils et il me semble que la manière la plus efficace d’en rendre compte est de nommer les stratégies bourgeoises de mise-en-échec de sa critique. Les mentalités bourgeoises sont très promptes à faire porter la responsabilité aux équipes artistes du manque-à-critique ou du lourd-de-critique, parce que la stratégie de l’offusqué-e lui permet de prendre en valeur symbolique en se rattachant à la critique sexy-cool-cash-clash, il se range derrière ses trois piliers (critique, radicalité et accessibilité).
À mes yeux, Padrig Vion dans Murmures et Drame bourgeois
a parfaitement ciblé l’écueil de la critique sexy-cool-cash-clash qui par ses multiples mini-attentats à la bourgeoisie finit par tirer des feux d’artifice en son honneur. Il lui reste à contourner l’écueil du bavardage dans lequel plusieurs fragilités dramaturgiques peuvent le faire glisser en faisant confiance à son regard, son point de vue et son écriture.
Murmures et Drame bourgeois ont été créés à Théâtre Ouvert en décembre 2024.
Où te mets-tu pour regarder le spectacle ?
D’abord à la régie, puis sur les rangs des retardataires. Je me mets toujours là quand je vais au théâtre.
Quelles questions tu te poses avant que ça commence ?
Est-ce que les gens vont aimer ? Est-ce que j’ai fait la mise de dernière minute ? Est-ce que les gens vont aimer ?
Quelles questions tu te poses pendant le spectacle ?
Est-ce que les gens comprennent vraiment ce qui se joue ? Pourquoi mes retours n’apparaissent pas en jeu ? Est-ce que se poser des questions est bon signe ? Pourquoi, bordel, je fais ce métier ? Pourquoi je m’inflige ça ?
Quelles questions tu te poses après le spectacle ?
Pourquoi applaudit-on les spectacles ? Pourquoi faut-il en parler après ? Pourquoi faut-il parler ? Pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas rentrer chez soi en silence ?
Quel est ton moment préféré du spectacle ?
Mon moment préféré au théâtre en général c’est quand ça commence, ça se tait, le premier silence suivi du premier fragment de son. Tout le monde se tait et se met au diapason pour écouter l’histoire. J’ai envie de pleurer dès le début au théâtre : je suis bon public, je veux être pris mais il ne faut pas me perdre.
Quel est ton moment le plus redouté du spectacle ?
Le moment des applaudissements, puis le moment où je dois sortir, traverser le public pour me diriger vers la loge et rejoindre les interprètes. Bonne tranche d’angoisse. On trouve sur le chemin généralement des personnes en roue libre sur le jugement critique qui peuvent dire ce qu’elles veulent.
Qu’as tu découvert du spectacle pendant les représentations ?
Les réactions du public.
À quoi tu réponds ?
Ce qui me vient, c’est la phrase de Lagarce : “ raconter le monde, la part qui me revient”. Je viens répondre au manque d’histoires dont j’avais besoin, celles qu’on ne m’a pas raconté. Je viens raconter mon histoire car j’estime, sans vraiment l’admettre, ne pas avoir vraiment été entendu. Je viens mettre des mots sur des silences qui ont pesé lourd pour moi. Et, tout bonnement, je réponds aussi à ma banquière ! qui m’appelle en me disant : “votre compte en banque, monsieur Vion, est dans le rouge”; or, il se trouve que le théâtre est un métier par lequel j’essaie de gagner ma vie donc je réponds aussi à ce que j’estime pouvoir marcher dans ce milieu, aussi, pour être très honnête.
– l’image latente /
quelle image ou phrase latente t’as hanté pendant le processus de création ?
Le plan d’ouverture de Eternal sunshine of the spotless mind. Jim Carrey, seul sur le quai de la gare, qui se dit : aujourd’hui j’ai pris un train pour Montauk et je ne sais pas pourquoi j’ai fais ça… La musique… Lui qui court, qui sort, qui change de train. C’est une énergie, une ambiance, c’est l’hiver, c’est le froid, j’adore le froid, j’adore l’hiver, des couleurs bleutées, ce bonnet qu’il a. Une atmosphère qui ressemble au tout premier silence au théâtre, le goût du début qui est mis en branle par quelqu’un qui décide de partir. Mon spectacle ne parle que de ça, de la rupture, de gens qui décident de partir. Et ensuite, évidemment, c’est la rencontre avec Kate Winslet et il se demande pourquoi je tombe toujours amoureux des filles qui me prêtent un tout petit peu d’attention. Cette phrase-là peut me mettre au sol.
– ping pong /
AL - Qu’est-ce que l’amour bourgeois
P – Qu’est-ce que l’amitié bourgeoise
AL - Comment on raconte les sentiments
P - Pourquoi on parle des sentiments
AL – Quelle est la différence entre les sentiments et les idées
P – Pourquoi est-ce qu’il faut se méfier des idées
AL – Pourquoi est-ce qu’il faut se méfier des sentiments
P – Comment une idée devient concrète
AL – Pourquoi l’argent salit les sentiments
P – Pourquoi l’argent biaise les idées
AL – Comment l’amour peut-il devenir une lutte
P – Comment on lutte dans l’amour
AL – Que serait une lutte sans violence
P – Comment décrire la violence tout en douceur
AL – Quelle est la différence entre la douceur et la vulnérabilité
P – Comment on peut aimer la violence et trouver l’amour violent
AL – Comment on peut désirer tomber amoureux sans avoir peur
P – Pourquoi est-ce qu’il faut “tomber” amoureux
AL – Qu’est-ce que la bourgeoisie
P – Qu’est ce que la domination
– les mots clés /
saisis ceux qui t’intéressent et qui t’ouvrent une porte
journal intime
monologue
nouvelle vague
voix-off
quotidien
Paris
psychologie
argent
anecdote
lutte
autobiographie
sentiments
médiocrité
panache
partir/ rester
cinéma
musique
voix-off
Cette voix-off du départ de Eternal Sunshine… toujours là ! En même temps, je n’aime pas les voix-off au théâtre. En même temps, il y a quand même ce truc de la didascalie que tu as envie que le public lise mais il faut la faire entendre la didascalis. C’est ça qui est fort. Ce que je préfère au début des deux pièces, c’est le plateau vide et les deux interprètes qui entrent. Il faudrait qu’on dise au public la didascalie dans leur oreille. Drame bourgeois, c’est deux voix-off à voix haute.. J’aime bien ça la musique au creux de l’oreille, quelque chose qui se murmure, au coin du cœur et là je me fais poète de 16h30 mais voilà !
anecdote
J’écris par anecdotes, par petites expériences, je grapille et fais du collage. C’est du théâtre anecdotique; il n’y a pas d’évènement catalyseur ou déclencheur de quelque chose. Il n’y a que des anecdotes de vie. Au théâtre, en général, c’est ce qui m’intéresse le plus. De la même manière que j’ai la discussion assez digressive, j’aime quand le théâtre est digressif. Mais j’apprends à recentrer, parce que j’aime quand c’est court et clair ! Ce que j’aime bien surtout, c’est ce qui est dit entre les lignes. Les anecdotes sont là pour ça. On raconte une petite histoire pour dire quelque chose de profond, sans dire “attention morale de l’histoire c’est que”, on va l’entendre.
médiocrité
La médiocrité j’aime bien; le mot sonne bien. Ce mot a été très galvaudé parce que la médiocrité c’est ce qui est moyen, c’est pas si nul que ça, c’est moyen; le mot a changé de sens mais nul et médiocre, ce sont quand même deux choses. Je trouve ce mot drôle. Mais surtout je m’en méfie. Au théâtre, je préfère les spectacles nuls que les spectacles médiocres. Les spectacles nuls ont le don de me mettre en colère; au moins il se passe quelque chose. C’est marrant, j’associe immédiatement ce mot à l’art quand je pense à quelque chose de médiocre, je pense immédiatement à une proposition artistique et une proposition médiocre peut me mettre dans tous mes états. De manière plus générale, la médiocrité me terrifie ; chez les gens, le nivellement par le milieu… En ce moment, je me découvre une passion pour la Star Ac’, je continue de regarder mais ça me fout en rogne quand ils encouragent des gens relativement mauvais à rester aussi mauvais qu’ils sont ; ils leur font des compliments sur leurs performances minables. L’encouragement de ce qui est médiocre et dont on pense que ça va plaire au plus grand nombre, ça me terrifie, ça me paraît dangereux de valoriser le ni bien ni mal, une sorte de vide de sens, un espace de parole qu’on occupe pour ne rien dire. Tous les soirs, c’est important pour au moins quelqu’un dans la salle ce qui se passe, le fait de venir au théâtre ou de s’octroyer un divertissement. Quand on vient présenter quelque chose, on a une responsabilité vis-à -vis de cette personne pour qui c’est important, ce soir, ce qui se passe dans la salle. Quand les gens viennent et se disent, ce n’est “que” du théâtre, euh…. Bien sûr, ce n’est pas la peine de dézinguer les équipes artistiques si ce n’est pas à la hauteur, mais on ne peut pas penser aux spectateurs en se disant “ce n’est que du théâtre”. Je ne suis pas d’accord.
panache
C’est Cyrano ! Cyrano passe sa vie avec son panache et repart avec : une seule chose que j’emporte et c’est … et c’est… mon panache. À la fin de la pièce, on se dit que depuis le début, sa singularité, son bon mot, sa répartie c’était ça, le panache. Mais on se plante, le panache, ce n’est pas que de la répartie. Moi, je me dis que ça a à voir, quelque part, avec la lutte par les mots, avec et pour les mots.
partir / rester
Brook dit qu’il y a théâtre quand il y a un espace vide et que quelqu’un rentre dedans et qu’un autre le croise. J’ai l’impression que mon théâtre se fait au moment juste après quand l’un des deux dit qu’il veut partir. Partir/rester, l’histoire de ma vie, est-ce qu’il y autre chose ailleurs. Je ne suis jamais resté nulle part. J’ai toujours voulu partir et en même temps, où est-ce qu’on est chez soi, qu’est-ce qu’on quitte, qui est-ce qu’on quitte. La question du chez soi est importante.
cinéma
Je préfère le cinéma au théâtre, c’est terrible à avouer. Mais non, il faut que j’arrête de dire ça, c’est un mensonge parce que le théâtre a un poids fort pour moi mais je crois que je dis ça parce que j’aimerais aborder le théâtre comme j’aborde le cinéma. Et comme je suis acteur, j’aimerais jouer au cinéma, beaucoup plus. J’ai un rêve de cinéma très fort.
musique
L’écriture pour moi c’est comme de la musique, c’est une partition musicale. J’ai appris à parler français par la musique; les mots, les premières histoires, c’était en musique; on lisait pas du tout, pas de cinéma, pas de théâtre. La musique est la forme d’art auquel j’ai eu accès en tant qu’enfant. Brassens, Brel, Barbara, Berger, Bourville qui a déteint sur moi beaucoup, Bourville, pour les jeux de mots et calembours. C’est pour ça aussi que j’aime quand c’est court : en musique, en une minute trente, on peut te raconter une histoire, thèse antithèse synthèse et tu peux chialer.
lutte
Le goût de la victoire a le goût d’une centaine de défaites. Le langage a le goût de la victoire pour moi. Et je défends quelque chose qui parle depuis la victoire de la prise de la parole, son côté réflexif, méta-discursif, qui raccroche à ce que représente le fait de prendre la parole pour quelqu’un qui la prend.
- l’irrésolution, l’intranquillité
tu circonscris les endroits spécifiques où tu voudrais qu’un œil critique extérieur s’engage avec toi.
Sur le fond, c’est assez curieux, depuis le début de l’écriture, on ne comprend pas ce que je veux faire avec Drame Bourgeois. Pour m’expliquer, à chaque fois je parle de la même image, celle de Claude Sautet et de sa caméra posée dans Vincent, François, Paul et les autres. C’est une caméra posée sur des bourgeois qui vivent. Or, tous les bourgeois qui viennent écrire sur ou commenter le spectacle me disent que je ne suis pas alle assez loin dans la critique de la bourgeoisie ou alors qu’ils ne sentent pas visés ou ne comprennent pas pourquoi on parle encore de bourgeoisie, en fumant une vogue avec un carré hermès. Cela arrive même parfois au sein de notre équipe. Nous avons du mal à assumer de faire un spectacle contre les bourgeois ou même d’utiliser le terme de “bourgeois” - en réalité pas tellement “contre”, je dirais “envers et malgré eux”, qui se les payent d’une certaine manière en les peignant-. Je me dis que cet écueil m’échoit parce que plein de gens ne voient pas l’anomalie. Drame Bourgeois est un spectacle sur le fantasme d’une classe avec ses références à elle et qu’elle a donner à désirer à tout le monde : la bourgeoisie culturelle a construit, établi, défini l’histoire de l’amour et des rapports amoureux et a formé pour les transfuges de classe comme moi des “objectifs” à atteindre. Tout le monde négocie avec les schémas bourgeois hétéronormés de l’amour. Ce sont des schémas culturels libéraux dominants. Pour le dire, je cherche un plan large anthropologique et un certain retrait de l’attaque. La douceur me tient immensément à cœur et je ne veux travailler qu’en douceur.
Rousseau dit que la démocratie doit avoir lieu dans le silence des passions, c’est-à-dire qu’on ne devrait jamais délibérer, on devrait chacun avoir le même accès aux informations pour se faire un avis soi-même, puis voter selon sa libre conscience. Bref, je crois qu’au théâtre, j’aimerais ça, que tout le monde sorte dans le silence des passions et rentre chez soi. Mais il faut bien jouer le jeu du théâtre tel qu’il est, de l’institution. Peut-être que je le ferai un jour, je demanderai que les gens s’en aillent ! Vous pouvez boire un coup avant mais ensuite repartez chacun de votre côté ! Ou alors que le spectacle reprenne, que les gens puissent le voir une deuxième fois, s’iels ont envie ou comme iels veulent, rester ou partir, ce dont iels ont besoin pour réfléchir sur elleux-mêmes et être ramené à soi, à des espaces intérieurs qui n’appartiennent qu’à soi et qui ne sont surtout pas partagé avec d’autres.
Tu veux faire une critique de la bourgeoisie qui ne doit être vécue comme une critique ni par les interprètes ni par les spectateurices parce que le fondement auquel tu ne veux pas déroger est le retrait de l’attaque. L’image de la caméra posée signale ce désir d’objectivité.
Je souhaite le retrait de l’attaque, oui absolument, mais parce que je veux éviter que les gens en parlent entre eux après, je voudrais qu’ils gardent le silence. J’aimerais provoquer le pas de côté, la sensation d’un décalage pour retourner dans la vie avec ce léger sentiment de décalage. Au théâtre, j’aimerais qu’on joue pour une personne à chaque fois, produire un rapport personnel et intime à la séance. Je veux le silence des passions partout. J’essaye d’atteindre ce truc singulier d’accompagner avec douceur, parfois cynisme – et même le cynisme est trop violent au recul sur soi. J’aimerais créer du temps pour soi, or ce qui est violent provoque la défensive. Je me suis un peu perdu non ?
– changement de point de vue / Anne-Laure Thumerel
je retourne l’image de ce qui se passe sur scène et je regarde ce qui se passe ailleurs. j’écris depuis un autre point de vue.
Je suis l'œil de l'auteur-metteur en scène.
Je suis dans l’ombre, je n’existe pas au plateau, je suis hors-cadre, je suis au rang des retardataires, rang idéal pour ceux qui hésitent toujours entre partir et rester. Je porte le masque de la neutralité, je suis imperceptible dans la déictique; cela m’inquiète et me rassure en même temps, parce qu’on ne va pas se mentir, ce spectacle parle avant tout de moi, c’est-à-dire de quelqu’un qui regarde des bourgeois vivre. Ce travail raconte l’histoire de quelqu’un qui est spectateur au milieu d’elleux, à côté ou dans l’ombre, ne dit rien et regarde. Et en pense quelque chose, en son for intérieur.
J’ai fait en sorte qu’on m’oublie derrière les apparences de l’objectivité et de la neutralité. Dans l’espace vide, il n’y a “rien”, un rien qui se signale comme un rien dirais-je, si je murmurais à l’oreille des spectateurices, qui installe une neutralité fictionnelle et qui donne le primat du signe à la prise de parole. Je pourrais être une voix-off mais je déteste les voix-off au théâtre. Un plein feu, deux portes pour entrer et sortir (au centre du plateau pour Murmures, à cour et à jardin pour Drame Bourgeois). Le dispositif, très simple, est le même pour les deux pièces du diptyque dont la figure névralgique est l’actrice et amie chère, Lomane de Dietrich. Les acteurices prêtent leur nom au jeu et entrent au plateau. C’est le moment que je préfère au théâtre. Tout se tait et on ne juge pas encore. Je pourrais pleurer.
Iels reconstituent par l’anecdote des liens passés, achevés, caractérisés par leur caractère passager (l’amitié, dans Murmures) ou qui n’ont pas eu lieu (le fantasme amoureux, dans Drame Bourgeois). Iels font remonter des anecdotes psychologiques (je me souviens, j’imagine, j’aime, je n’aime pas, j’ai toujours pensé, je me demande si …) à la recherche de ce qui a donné lieu au fait que chacun reparte de son côté. La raison qui les a déliés, je n’ai pas souhaité vraiment l’expliciter : une question d’argent dans Murmure, une question de culture dans Drame Bourgeois. Sur ce qui fâche les bourgeois-e-s, je reste vague, je suis persuadé que cela transpire dans l’anecdote mais surtout, je ne veux pas provoquer des systèmes de défense qui provoquent des blablas interminables à la sortie, je veux qu’iels se pensent en voyant leur image, en silence.
Mes figures dramatiques, comme mes ami-e-s, appartiennent à la bourgeoisie et à la petite-bourgeoisie parisienne; moi, non. J’ai écris ce que je voyais d’elleux en étant parmi elleux : un montage d’anecdotes soigneusement sélectionnées où iels apparaissent dans leur échec à l’autre et leurs obsessions vis-à-vis d’elleux-même. Puis, je me suis éclipsé du discours et du dispositif scénique. Je pose mon regard sur mes amis-personnages comme je poserais une caméra dans un coin; très vite, on m’oublie. Je dis tant mieux et en même temps je suis inquiet qu’on ne saisisse l’anomalie.
Parfois, Lomane joue l’action de me chercher des yeux ou de vouloir confirmer auprès de moi l’utilisation de certains mots; le point de fuite vers moi existe à une ou deux reprises. C’est la preuve que j’ai hésité à m’incarner scéniquement. L’abstraction de mon regard peut donner l’impression que mon point de vue est fondu dans le leur: le petit décalage, le léger pas de côté se perd et alors iels apparaissent dans la narrativité en hyper conscience, hyper maîtrise et en élaboration permanente de leur image au sein d’un groupe social; iels deviennent des figures discursives par et sur elleux-mêmes obsédées par l’auto-définition. On finit peut-être par penser que j’ai voulu représenter des figures bourgeoises cohérentes en phase avec le néolibéralisme psychologique et affectif (fragilité relationnelle, obsession pour le conseil et le témoignage, primat de l’auto-analyse et du développement du moi). Je ne souhaite pas que la structure narrative se maintienne au degré psychologique de l’anecdote. J’aimerais qu’on repère ce qui se trouve au fond de celle-ci et la sous-tend : le matérialisme et l’idéologie-cadre dans lesquels elles prennent place. Pour moi, l’anecdote est révélatrice du milieu.
Elle suscite mon étonnement pour le mode de vie et de pensée bourgeois et petit-bourgeois: l’hyper-individualisme tirant au fantasme de soi, l’entretien en toute circonstance d’un capital social et culturel, la jouissance d’un capital économique, l’avoir comme mode d’être au monde, la domination discrète logée jusque dans l’amour et l’amitié, l’appropriation du beau et du bon goût. De telles notions critiques, je ne les laisse pas apparaître ou même affleurer dans l’écriture, je les retire parce que je considère qu’il n’y a en elles aucune douceur, ce que je refuse. D’une part, parce que les figures bourgeoises que je dessine sont inspirées de personnes profondément aimé-e-s que je ne veux pas blesser. D’autre part, je suis conscient d’une économie professionnelle relationnelle au sein de laquelle il est nécessaire de plaire au plus grand monde. L’analyse politique, intellectuelle et partisane est susceptible de ne pas plaire au milieu théâtral auquel j’appartiens qui, dans son inconscient démagogique petit bourgeois, invite souvent à la révolte esthétiquement maîtrisée “sexy-cool-cash-clash” plutôt qu’à la précision intellectuelle et critique, vite taxée de “cérébrale” ou pire “d’inaccessible”.
Je suis donc pris dans une dynamique d’écriture contradictoire : qu’on voit ce que je vois mais sans me voir et qu’on saisisse la puissance de ma critique camouflée dans l’anecdote sans que j’en sois désigné comme véritablement l’auteur. Je suis pris dans l’illusion de la “critique neutre” ou “critique objective”. Tandis que je pense à tout cela, je reste dans l’ombre, la séance est terminée et je dois rejoindre le public dans le hall. C’est moi, maintenant, que l’on cherche des yeux ou fuit du regard. Cette entrée en scène me terrifie. Cette fois, les bourgeois me voient et, ironie du sort, déplorent que je ne sois pas allé assez loin dans la critique de la bourgeoisie.
– soulèvement
je vois une question profonde en sous-sol remonter à la surface.
je raconte
La bourgeoisie a phagocyté la possibilité de sa critique au théâtre.
Une critique redoutablement argumentée de la bourgeoisie empêche de faire son travail au sein de ses institutions (trop “intellectuel”, trop “difficile”, trop “cérébral”, trop de “message”, l’essuyage de refus d’accès à la visibilité sera systématique) mais le manque de critique offusque la bourgeoisie elle-même ( trop “psychologique”, trop “anecdotique”, trop “léger”, les moues contrariées ou dubitatives seront de sortie). Honteuse d’elle-même, elle a besoin dans les théâtralités qu’elle programme et qu’elle va voir d’un degré d’autoflagellation critique suffisant pour pouvoir applaudir et jouer le rôle de celle qui ne s’y retrouve pas pour s’approprier une forme de radicalité valorisante dans les milieux d’art. Elle est donc particulièrement friande de la critique sexy-cool-cash-clash qui est une critique anti-intellectualiste (qui se pense de gauche et accessible en l’étant), peu précise, peu documentée, peu complexe, peu nuancée qui agite avant tout des forces contestataires sensationnelles et émotionnelles susceptibles de faire naître “le frisson” ou mieux “la fessée critique”, le “clash” qui permet de ressortir du théâtre comme on sort d’un manège à sensation, secoué-e-s mais dans le bon sens du poil. La critique sexy-cool-cash-clash se pare de scandale et de radicalité. Elle est limpide, sans épaisseur conceptuelle, peu pointue et peu approfondie mais semble parler vrai et fort. C’est la dimension critique propre au théâtre du cri, qui est l’une des deux conceptions bourgeoises de la théâtralité selon Pasolini : le théâtre de bavardage (miroir de la bourgeoisie qui s’écoute, se contemple et s’autoconfirme) et le théâtre du cri (forme consommable de la radicalité qui lui permet de brouiller les pistes en se cachant derrière des fausses prétentions anti-bourgeoises).
La critique sexy-cool-cash-clash répond à l’injonction démagogique de l’accessibilité, que l’on peut brandir aisément pour donner l’impression de prendre en considération les masses dans le jugement et les actes culturels, esthétiques, artistiques. Elle crie l’injustice mais ne cherche pas à détailler, argumenter et s'appesantir sur les raisons pour lesquelles les systèmes de domination opèrent pour répondre aux critères anti-intellectualistes de l’accessibilité bourgeoise.
Il est indéniable que la question de l’accès aux œuvres d’art et au savoir est une question démocratique fondamentale qu’il faut absolument poser et réfléchir dans nos métiers de travailleur-euse-s de l’art, de critiques, de pédagogues, de responsables culturels. L’appropriation du beau et du savoir par la classe dominante puis l’enfermement de ce beau et de ce savoir dans des bâtiments payants dont l’entrée et l’occupation sont surveillées, organisées et administrées par cette dernière installent des logiques d’exclusion et fait tremper l’art dans l’assiette des postulats néolibéraux et des biais de confirmation de la mentalité bourgeoise.
Si, jusqu’à preuve du contraire, Kant, Botticelli ou Mozart tout comme n’importe quelle pensée ou œuvre contemporaine appartient à tout le monde, pas moins aux masses qu’aux élites, comment ne pas s’étonner du sous-entendu vaseux ce qu’on appelle “l’accessibilité”.
On parle “d’accessibilité”, en partant du principe que c’est l’effort intellectuel, la difficulté des œuvres elles-mêmes qui est la source du problème de la méfiance des masses à l’égard des institutions culturelles pour éviter de porter le regard sur la manière dont elles sont administrées, présentées et partagées. On dit que les œuvres sont excluantes pour faire oublier que la bourgeoisie les a réservées au savoir et à la compréhension des élites, à qui elle a confié en même temps la médiatisation et la simplification pour la rendre au plus grand nombre.
De ces notions dévoyées, “critique”, “radicalité” et “accessibilité”, qui font l’unanimité parmi le milieu théâtral, on oublie souvent de questionner le caractère suspect mais surtout prescripteur sur la création artistique. La critique réelle de la bourgeoise au théâtre est donc un terrain miné d’écueils et il me semble que la manière la plus efficace d’en rendre compte est de nommer les stratégies bourgeoises de mise-en-échec de sa critique. Les mentalités bourgeoises sont très promptes à faire porter la responsabilité aux équipes artistes du manque-à-critique ou du lourd-de-critique, parce que la stratégie de l’offusqué-e lui permet de prendre en valeur symbolique en se rattachant à la critique sexy-cool-cash-clash, il se range derrière ses trois piliers (critique, radicalité et accessibilité).
À mes yeux, Padrig Vion dans Murmures et Drame bourgeois
a parfaitement ciblé l’écueil de la critique sexy-cool-cash-clash qui par ses multiples mini-attentats à la bourgeoisie finit par tirer des feux d’artifice en son honneur. Il lui reste à contourner l’écueil du bavardage dans lequel plusieurs fragilités dramaturgiques peuvent le faire glisser en faisant confiance à son regard, son point de vue et son écriture.
Murmures et Drame bourgeois ont été créés à Théâtre Ouvert en décembre 2024.